10 décembre Koh Lanta
Ce matin, comme tous les matins, je m’installe face à la mer. J’aime me lever tôt, m’installer dans ce moment où l’air est encore frais et le silence à peine troublé par les vagues. Je reste là, à observer l’horizon, simplement, sans attendre rien d’autre que ce calme qui m’apaise.
Je m’installe confortablement, prête à profiter de l’instant, quand soudain, une douleur violente me transperce le dos. Je la reconnais aussitôt : un froissement de muscle. Mon premier réflexe est de vouloir l’effacer, de la chasser aussi vite qu’elle est apparue, de lui résister. Je m’étire dans tous les sens, mais rien n’y fait. La douleur s’accroche, implacable. Elle empire, jusqu’à ce que je m’effondre en larmes. Elle m’enferme, me limite dans mes mouvements, dans tout ce que je veux faire. Elle est installée exactement là où je ne peux pas l’atteindre seule : dans le creux de l’omoplate, inaccessible. Ce n’est pas la première fois qu’elle vient me tourmenter. Cette douleur me taquine depuis des années, surgissant sans prévenir, comme un vieux fantôme impossible à chasser, qui me force, encore une fois, à m’arrêter.
Ce qui me fait pleurer, ce n’est pas tant la douleur physique. C’est ce qu’elle révèle, ce qu’elle me force à voir. Encore une fois, je me retrouve face à cette lutte incessante avec moi-même. Une lutte qui dure depuis des années, celle de toujours vouloir tout porter seule, de ne jamais laisser tomber la garde. Cette culpabilité qui s’insinue, discrète mais tenace, sur ces choses que je ne m’autorise pas encore, ces choses qui me remplissent de honte. Comme si cette idée qu’après avoir pris soin de ma mère ces derniers jours, peut-être que moi aussi, au fond, je mérite qu’on prenne soin de moi.
Mais comment laisser faire ? Je n’y arrive pas. Je garde à distance, je dresse des murs. Demander de l’aide ? Même cette idée m’effraie. Je porte toujours cette peur, tapie dans l’ombre : celle de déranger, d’être une charge, d’être « en trop ». Cette peur-là m’enferme, tout comme cette douleur me limite dans mes mouvements. Elle est là, bien installée, comme un rappel cruel de ce que je refuse de m’offrir.
Cette douleur a un sens, elle est là pour m’imposer une pause. Pour m’obliger à m’arrêter, à me recentrer, à m’occuper de moi. Pas des autres, pas des attentes ou des obligations, mais de moi. De mon âme, de mon intérieur, de ce qui a besoin de douceur et d’attention.
…
Oui, une part de moi a hâte de me retrouver complètement seule. Pas parce que je suis égoïste, ni parce que j’aime moins mon fils ou ma mère. Ce besoin n’a rien à voir avec un manque d’amour. Il vient de cet espace en moi que je néglige, cet espace qui réclame un moment pour respirer, pour exister par lui-même, sans devoir répondre aux attentes des autres. J’ai compris qu’aimer les autres ne signifie pas toujours être présente pour eux à chaque instant, mais savoir aussi m’offrir ce dont j’ai besoin pour mieux les aimer ensuite.
Cela me rappelle une conversation que j’avais eue avant notre départ. Quelqu’un m’avait demandé : « Et si le papa de Roméo décidait de faire pareil, de partir avec lui plusieurs mois ? Vous seriez d’accord ? » Sans hésiter, j’avais répondu : « Qu’il le fasse, avec grand plaisir. Je soutiendrais ce projet. » Le contraire aurait été hypocrite de ma part.
Mais sa réaction m’avait surprise : « Ah, mais moi, j’aime trop mes enfants pour m’en séparer aussi longtemps. » Ces mots ne m’ont pas touchée, non. Ils m’ont simplement éclairée. : j’ai compris alors que les jugements et les questions des autres n’avaient rien à voir avec moi. Ce n’étaient que des projections : leurs peurs, leurs insécurités, leurs attentes face à leurs propres choix.
Mais, ce n’est pas exactement cela qui m’importe à cet instant. Ce que je veux explorer ici, c’est cette idée : aimer son enfant, c’est aussi lui permettre d’avoir des besoins différents des nôtres, et lui laisser l’espace nécessaire pour qu’ils existent, peu importe son âge.
Le jour où Roméo m’a dit que ce qui le rendrait le plus heureux, c’était de rentrer en France, il n’y a pas eu d’hésitation. La décision de dire oui s’est imposée comme une évidence. Pas de débat intérieur, pas de tergiversations. Ce qui a pris du temps, c’était tout le reste : la logistique de son retour, l’organisation, et l’impact que cela aurait sur la vie de son papa et sur la mienne.
Parce qu’on ne fait pas des enfants pour combler un vide ou pour leur imposer nos rêves. Pour moi, amener un enfant dans ce monde, signifie créer la vie, aider un petit être humain à grandir, l’accompagner dans son propre cheminement. Être parent, c’est accepter que leurs besoins ne soient pas les nôtres, que leurs envies suivent des directions qui parfois ne croisent pas les nôtres. Ce n’est pas les garder dans notre ombre, ni exiger qu’ils nous suivent aveuglément.
Et nous, en tant que parents, mais aussi en tant qu’êtres humains, avons le droit d’avoir des besoins qui comptent. Nos propres envies, nos propres aspirations méritent d’être reconnus, tout autant que les rôles que nous endossons pour les autres. Avant tout, nous restons des individus, avec des désirs à honorer. C’est là que réside, je crois, l’équilibre : entre donner à ceux que nous aimons et nous accorder à nous-mêmes la place que nous méritons.
Aujourd’hui, mon besoin est clair : être entièrement à mon écoute, m’apporter de la douceur. Oui, je vais être séparée de mon enfant pendant plusieurs mois. Cela ne fera pas de moi une mauvaise mère. Au contraire, je crois que c’est en m’oubliant, que je risquerais de mal l’accompagner. C’est là que tout se joue : nos enfants nous tendent un outil extraordinaire de guérison, celui du miroir. Un miroir de nos failles, de nos luttes, de nos parts de nous-mêmes que nous avons laissées dans l’ombre.
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Pendant des années, j’ai fait le même cauchemar. Je marchais dans une rue sombre, une menace imprécise, mais terriblement réelle. Mon coeur s’emballait, je voulais crier, hurler, appeler à l’aide. Mais rien ne sortait. Aucun son. Comme si ma voix s’était évaporée, comme si elle n’avait jamais existé. Ma bouche s’ouvrait, mes lèvres se tordaient dans un effort désespéré, mais tout restait bloqué à l’intérieur. Une voix étouffée, piégée au plus profond de moi, incapable de briser le silence.
Et ce silence-là était pire que l’agression elle-même. C’était une prison invisible, une impuissance totale, une terreur muette. Je me réveillais en sursaut, trempée de sueur, le souffle coupé, avec cette sensation écrasante de ne pas exister, de ne pas être entendue. Même éveillée, le cauchemar me poursuivait : l’idée que, si un jour je devais vraiment crier pour me sauver, personne ne m’entendrait. Que ma voix, au fond, n’avais jamais compté.
Ce rêve, je ne l’ai compris que bien plus tard. Il n’était pas qu’un cauchemar, il était un miroir. Il reflétait une peur plus profonde, celle de ne pas être capable de m’exprimer, de ne pas savoir nommer mes besoins ou mes blessures. De ne pas réussir à me faire entendre, ni par les autres, ni par moi-même.
Je pose ces mots ici, publiquement. Ce n’est pas anodin pour moi de me dévoiler ainsi. Aller chercher au plus profond de moi ces vérités qui, parfois, peuvent paraître honteuses, c’est un acte qui demande du courage. C’est comme arracher les couches de protection que j’ai accumulées au fil des années pour masquer ce qui me blesse. Mais je le fais. Je le fais parce que je me dis que si mes mots peuvent toucher ne serait-ce qu’une seule personne, si quelqu’un quelque part se reconnaît dans ces lignes et se sent moins seul, alors ça vaut la peine.
Le chemin de la vérité, celui où l’on retire enfin les œillères que l’on s’est mises pour se protéger, est long et parfois douloureux. Chaque pas semble nous exposer un peu plus, chaque prise de conscience nous met face à nos peurs et nos blessures. Mais je crois profondément qu’il n’y a pas d’autre voie. Ce chemin, aussi difficile soit-il, est le seul qui mène à la paix intérieure. Pas une paix de façade, mais la vraie. Celle qui ne dépend plus des regards ou des attentes des autres. Celle qui vient de l’intérieur, celle qui ne peut être ébranlée.
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Bangkok, 15 décembre 2024, le départ
Roméo est très excité, maman un peu tristounette, et moi, je sens que tout est à sa place. Même si je sais que le moment de la séparation sera dur, je l’accepte. Nous arrivons tôt à l’aéroport, prenons un petit déjeuner tous ensemble.
Et puis, le moment arrive, personne ne peut s’en échapper. Un dernier bisou, un dernier câlin, un dernier je t’aime. Roméo me murmure à l’oreille qu’il ne veut plus partir. Bien sûr mon chéri tu veux rentrer, mais tu me veux aussi auprès de toi. Je vais te manquer, et mon cœur de maman pleure à cette idée. Ta place, pour le moment, est auprès de ton papa, de ta belle-maman, et de ta petite sœur. Tu rêvais d’être grand frère, et ton rêve t’attend là-bas. Je n’ai aucun doute que tu rempliras ce rôle avec tout ton amour. Ton rêve a autant d’importance que le mien.
Je te remercie, Roméo, de m’avoir défiée tout au long de ce voyage. Merci pour ces contradictions constantes, pour ces désaccords qui m’ont fait réfléchir. Oui, tu es un enfant, et longtemps j’ai cru qu’un enfant « devait » suivre, simplement. Mais une autre partie de moi, en dichotomie complète, a toujours pensé que tu avais aussi le droit de t’exprimer, de résister, et même de prendre tes propres décisions.
Dans ton comportement, j’ai vu autre chose qu’un simple défi. J’ai vu une manière de me crier, sans mots, que ta place n’était pas ici avec moi. Comme si, à travers tes réactions, tu cherchais à me dire que je m’accrochais à un rêve qui n’était pas vraiment le tien. Peut-être même un rêve qui n’existait que pour me rassurer dans mes propres choix.
Je nous vois comme dans une meute de loups, chacun cherchant sa place. Toi, en train de lutter pour affirmer la tienne, moi, essayant de concilier mes envies avec les tiennes. Merci d’avoir accepté de m’accompagner dans ce voyage, probablement plus pour me faire plaisir que pour toi-même. Probablement parce que, toi aussi, tu n’as pas voulu être loin de ta maman.
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J’ai profité du retour de Roméo pour renvoyer en France mon gros sac à dos. Cette décision, je l’ai prise lors d’une balade seule sur une plage de Phuket. Maman venait d’arriver, et sous la pluie, les pieds dans l’eau, je me suis laissée porter par la solitude et le bruit des vagues. La plage, habituellement pleine de monde, était déserte. Ce vide m’a fait du bien.
En marchant, j’ai commencé à penser à ce que je traîne avec moi, au sens propre comme au figuré. Ce gros sac à dos n’était pas qu’un bagage. Il symbolisait tout ce que je garde par habitude : des souvenirs qui appartiennent au passé, des attachements devenus inutiles, et même cette fierté qui nous pousse parfois à tout porter seuls, comme si c’était une preuve de force. Et pourtant, qu’est-ce que cette fierté nous apporte, sinon du poids ?
Je me suis demandé pourquoi je m’accroche à certaines choses. Peut-être est-ce l’ego qui veut préserver une image : celle de quelqu’un d’organisé, de prévoyant, ou même de capable. Mais à quel prix ? Ce sac, c’était aussi ça : un amas d’objets et d’idées qui répondaient davantage à des attentes extérieures qu’à mes besoins réels.
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J’ai beau me dire que je n’avais aucune attente pour ce voyage, mais c’est faux. Complètement faux. J’en avais tellement, des attentes ! D’abord, il y avait Roméo. Je le voulais ici, avec moi. Je pensais que sa présence était indispensable, que ce voyage allait transformer notre relation, l’apaiser, la rendre plus forte. Et puis, il y avait le trek au Népal. Je voulais qu’il soit une épreuve marquante, un symbole de dépassement de soi. Ce lieu dans la forêt en Inde? J’y voyais une promesse : celle d’un retour à l’essentiel, d’une libération.
Et les destinations ? Là encore, des attentes. Le Népal, l’Inde, la Thaïlande – mais surtout le nord (je vous écris pourtant depuis le sud de Phuket, ah !) –, puis peut-être le Laos, le Vietnam, le Cambodge, et pourquoi pas l’Indonésie pour finir. Même si je n’avais rien réservé, même si je n’avais pas compulsé des guides de voyage, tout ça n’était qu’une série de plans échafaudés dans ma tête. Des attentes déguisées en idées vagues, mais bien là.
Je pensais que ce voyage allait tout changer. Que l’emmener ici avec moi allait nous transformer. Qu’il était indispensable qu’il soit à mes côtés. Mais là encore, je me suis trompée. Ce besoin irrépressible de contrôler, de prévoir, de diriger : c’est lui qui a parlé, encore une fois. Pas seulement sur le voyage, mais aussi sur lui, sur Roméo. J’ai voulu contrôler sa présence, ses réactions, ses émotions, comme si c’était la clé d’une réussite que j’avais imaginée. Et c’est là que j’ai compris, petit à petit, que ce contrôle ne faisait qu’alourdir les choses, pour lui comme pour moi.
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Je fais un petit bond dans le temps. Nous sommes le 29 décembre, et je termine ce chapitre depuis Bali.
Ce n’est pas ici que je m’imaginais à cette période. Pas du tout. Et pourtant, me voilà. Tout ce que j’avais imaginé pour ce voyage a changé, absolument tout. Mais aujourd’hui, je réalise à quel point ce voyage m’a changé. Ce que je pensais être un itinéraire plus ou moins défini s’est effacé, petit à petit. Au fil des semaines, j’ai dû faire face à mes attentes. Et petit à petit, j’ai commencé à lâcher.
Depuis deux semaines, je ne fais plus aucun plan. Plus de réservations à l’avance, plus de programme figé. Je vis au jour le jour, portée par les rencontres, les discussions, et de mon état d’esprit du moment. C’est une manière de voyager que je n’avais jamais expérimentée avant : laisser les choses venir, laisser les choses partir, sans essayer de tout anticiper.
Dans quelques jours, je partirai. Mais je ne sais pas encore où, ni comment. Et cette incertitude, au lieu de m’angoisser, m’apaise. J’ai appris à laisser de la place dans mon intérieur, à ne pas tout remplir. Je me dis que la réponse viendra, au moment parfait, quand ce sera le bon moment.
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Ça me fait penser à cette manière rigide de vivre. Je vois un carré. Une figure parfaite en apparence : des lignes droites, des angles nets. Mais ce carré, aussi rassurant soit-il, enferme. Il impose des limites claires, précises, immuables. À l’intérieur, chaque mouvement semble risqué. On avance prudemment, de peur de se heurter à un bord, à cette rigidité implacable. C’est confortable, d’une certaine façon, mais c’est aussi étouffant.
À côté, j’imagine autre chose. Des lignes ondulées, souples, presque vivantes. Des lignes qui respirent, qui se déplacent, qui évoluent. Ici, pas de bords nets. Rien n’enferme. Il y a de l’espace pour s’étendre, pour explorer, pour faire demi-tour si besoin. Ces lignes ondulées, elles me parlent de liberté : la liberté de changer d’avis, de suivre un nouvel élan, de s’ouvrir à l’inattendu.
Et c’est là que les rencontres prennent tout leur sens. Ce sont elles qui viennent briser la rigidité des lignes droites, comme un souffle de vent qui ferait bouger les frontières. Une rencontre, c’est souvent subtil. Parfois, ce n’est qu’un mot, une phrase, un échange furtif. Mais ce simple moment peut fissurer ce carré dans lequel on s’était enfermé. Ce n’est pas toujours immédiat : certaines rencontres plantent une graine sans qu’on s’en rende compte. Une idée commence à germer doucement, insidieusement, jusqu’à ce qu’elle prenne toute sa place.
Je repense à mon voyage en Thaïlande il y a un an. C’était une rencontre, ou peut-être juste une phrase, qui m’a donné l’élan de partir. Je n’en savais rien à l’époque, mais ce moment a changé le cours de ma vie. Une simple idée, déposée presque par hasard, a grandi en moi jusqu’à m’amener ici, à Bali, à écrire ces mots.
Les rencontres nous invitent à repenser la manière dont nous vivons. Elles nous montrent qu’il n’y a pas qu’une seule trajectoire, qu’il est possible de bouger, de respirer, de voir les choses autrement. Même les plus éphémères, ces rencontres laissent une trace. Elles remettent en question nos certitudes et nous ouvrent à une autre manière d’être, loin des lignes droites et des angles fermés.