Le Cambodge en vrac, c’est quoi ?
C’est un gros coup de cœur pour Kampot et ses habitants. Pour ces marais salants, où l’eau miroitante reflète un ciel capricieux, oscillant entre bleu limpide et menaces d’orage. Pour ces grottes cachées derrière des sentiers poussiéreux, où l’air devient soudainement plus frais, et où l’on se demande si un moine en méditation ne va pas surgir d’un recoin obscur. C’est aussi la liberté des balades en scooter, à filer sur des chemins rouge vif, avalant la route sans vraiment savoir où elle mène, juste pour le plaisir d’explorer.
C’est la cathédrale verte en kayak, glisser sur une eau lisse bordée de palmiers, sentir la fraîcheur de l’ombre après des heures passées sous un soleil de plomb. C’est ce silence presque absolu, juste troublé par le clapotis de la pagaie et quelques cris d’oiseaux invisibles. C’est partir au bout d’une piste chaotique, rebondir sur la selle comme une pomme de terre sur une brouette trop rapide, et être récompensée par une plage déserte, un sable parfait, une mer d’un calme insolent, où l’on a l’impression d’être la seule à avoir découvert ce coin de paradis.
C’est aussi rouler 80 km pour voir une cascade, en espérant secrètement qu’elle en vaille la peine – et découvrir qu’il n’y a zéro touriste, juste des familles locales venues pique-niquer, se baigner, rire aux éclats. C’est s’asseoir sur un rocher, observer les enfants plonger sans retenue, et se dire que le vrai Cambodge, il est là.
C’est les sourires des jeunes filles, cet éclat dans leurs yeux, leur air à la fois curieux et admiratif quand elles croisent une voyageuse en solo. C’est ces moments d’échange silencieux, un regard, un sourire, et tout est dit. C’est les noix de coco fraîches au bord de la route, servies avec un large sourire et une paille rafistolée, parce que le plastique ici, il vit plusieurs vies.
C’est ces routes poussiéreuses, où l’on roule en scooter, cheveux au vent, jusqu’à ce que d’énormes camions surgissent de nulle part et nous rappellent qu’ici, la route appartient à tout le monde. Ces monstres de métal soulèvent des nuages de poussière rouge, nous forçant à nous écarter en vitesse pour ne pas disparaître sous un voile ocre. Un des camions a décidé de nous chanter la sérénade avec ses klaxons. Pas un simple « pouet » agressif, non. Une vraie mélodie, une improvisation sonore improbable, comme s’il voulait nous offrir un concert en plein désert de poussière.
On s’est regardés, hilares, un peu incrédules. C’était fou, surréaliste, et pourtant… parfait. Juste un instant suspendu, comme un clin d’œil du voyage, une surprise en plein cœur de la route cambodgienne.
C’est aussi les rencontres marquantes, comme ce jour où je me suis arrêtée dans un petit shop au bord de la route. D’abord, il y a eu le grand-père, qui ne parlait pas un mot d’anglais mais qui, loin de se décourager, a fait appel à sa fille. Puis sa fille, qui a appelé son frère, qui lui-même a appelé sa nièce – et c’est finalement elle, toute jeune, qui m’a répondu dans un anglais parfait. Une chaîne humaine, simplement pour s’assurer que je sois comprise. Ici, même si l’on ne parle pas la même langue, on trouve toujours un moyen de se comprendre.
C’est des hamacs absolument partout. Suspendus entre deux tuk-tuks, accrochés à l’entrée des magasins, bercés par la brise à l’ombre d’un palmier. C’est voir des familles entières réunies autour d’un repas, à la bonne franquette comme on dirait chez nous, où l’on se passe un plat, où l’on partage ce qu’on a, peu importe qui s’attable. Grand-mère, arrières-petits-enfants, cousins éloignés, amis de passage… tout le monde est bienvenu.
C’est ces jeunes Cambodgiens tout juste amoureux, qui s’éclipsent discrètement sur un scooter, filant vers un petit abri en bambou au bord d’un lac, croyant être à l’abri des regards indiscrets. (Spoiler : ils ne le sont pas vraiment.)
Mais le Cambodge, c’est aussi le choc culturel, parfois brutal. C’est les chiens grillés dans les rues de Phnom Penh, une vision difficile, presque insoutenable, et pourtant bien réelle. C’est les rats énormes rôtis sur le bord des routes à Battambang, ces scènes qui bousculent, qui dérangent, qui rappellent que l’ailleurs n’est pas toujours confortable, ni toujours facile à appréhender.
C’est aussi l’omniprésence du dollar américain, qui a sans doute changé bien des choses ici. On le voit dans les grosses voitures qui sillonnent les rues, dans ces maisons-palaces aux grilles dorées, surgissant au milieu de paysages simples. Un contraste frappant, qui interroge, qui intrigue, qui laisse songeur.
Le Cambodge en vrac, c’est tout ça.
Des coups de cœur, des surprises, des rencontres, des chocs.
De la beauté brute et du réel sans filtre.
…
Ho Chi Minh City – Une arrivée en fanfare
Siem Reap, 28 février. Je m’apprête à décoller pour Ho Chi Minh City, anciennement appelée Saigon. Ce départ, ce n’était pas prévu, pas programmé, pas même vraiment réfléchi. Mais parfois, les meilleures décisions se prennent en discutant avec des amis.
En échangeant avec un couple que nous avions rencontré au Népal avec Roméo, on s’est rendu compte qu’on était dans la même ville – Siem Reap. De fil en aiguille, on a parlé voyage, bons plans, prochaines destinations… et ils m’ont dit qu’ils partaient au Vietnam pour Têt, le Nouvel An Lunaire. La plus grosse fête de l’année.
Je n’avais pas encore décidé de la suite de mon voyage. Le Cambodge me plaisait, mais je sentais qu’il était temps d’aller voir ailleurs. Alors quand ils m’ont raconté l’ambiance unique de Têt, cette ville en pleine transformation, ce mélange entre vide et explosion festive, je me suis dit : « Allez, pourquoi pas moi aussi ? »
Une maison vietnamienne au cœur de la ville
Heureusement, je n’étais pas seule dans cette aventure. J’ai retrouvé Yasha et Marvin, mes deux amis allemands rencontrés à Bangkok, et ensemble, nous avons loué une petite maison typiquement vietnamienne.
Quand je dis « petite », comprenez « coincée entre deux autres bâtiments », avec des ruelles si étroites qu’on aurait presque pu serrer la main du voisin depuis la fenêtre. Mais c’était charmant, un vrai havre de paix à l’écart du chaos ambiant. Assez proche pour sentir l’énergie de la ville, assez loin pour dormir sans être bercée par le rugissement des scooters.
Je suis tout de suite tombée amoureuse de cette maison : son architecture locale, ses petites allées sinueuses, et ce sentiment d’être plongée au cœur du Vietnam, loin des hôtels impersonnels et des grandes artères touristiques.
Ho Chi Minh City pendant Têt – Une ville méconnaissable
Si je m’attendais à une ville bruyante, hyperactive, saturée de scooters, j’ai vite compris que Têt changeait tout.
Pendant le Nouvel An Lunaire, Ho Chi Minh City se vide. Les habitants partent dans leurs villages d’origine, laissant derrière eux une ville presque fantomatique. Le 29 janvier, tout est fermé, les rideaux métalliques baissés, les rues étonnamment silencieuses. Une sensation étrange, comme si on avait mis la ville sur pause. Ce calme inhabituel allait durer une dizaine de jours, avec quelques commerces qui rouvraient timidement le lendemain. Mais ne vous méprenez pas : ce n’est pas parce que la ville est vide qu’elle est morte.
Si les grands magasins et restaurants ont baissé le rideau, les rues, elles, ont pris le relais. Le Nouvel An Vietnamien, ce sont des familles réunies autour de tables installées à même les trottoirs. Des barbecues improvisés partout, où l’on grille viandes et poissons dans une ambiance bon enfant. Ce sont des rires, des verres qui s’entrechoquent, et surtout… du karaoké.
Et au Vietnam, le karaoké, c’est sacré. Et ici, absolument tout le monde chante. Bien, mal, faux, très faux… mais toujours à plein volume.
Nous avons assisté à un feu d’artifice grandiose, illuminant Ho Chi Minh City de mille couleurs. Un spectacle impressionnant, à la hauteur de l’énergie du moment.
Et si la ville était censée être « calme » pendant Têt, nos voisins, eux, ont décidé de ne pas dormir.
Du karaoké toute la nuit, des chansons revisitées (très librement), une ambiance de fête qui ne s’arrête jamais vraiment.
…
Ho Chi Minh City, c’est une ville qui ne tient pas en place. Un bruit de fond permanent, un ballet incessant de scooters qui semblent défier toutes les lois de la circulation – et de la survie. Une chaleur moite qui colle à la peau, l’odeur de la street food qui s’accroche aux rues, les néons qui clignotent au rythme d’une énergie urbaine presque palpable.
Ici, tout est rapide, tout est dense, tout est vivant. Les trottoirs ne sont pas vraiment faits pour marcher – ils servent de parking improvisé, de cuisine de rue, de salle à manger à ciel ouvert. On zigzague entre les vendeurs de fruits, les braseros fumants, les petits tabourets en plastique où des locaux sirotent un cà phê sữa đá (café glacé au lait concentré) en regardant la ville s’agiter.
Et surtout, c’est l’odeur du phở qui flotte partout. Ce bouillon parfumé, mijoté des heures durant, avec ses herbes fraîches, ses nouilles de riz et, pour moi, toujours en version végétarienne. Un bouillon clair et réconfortant, avec du tofu soyeux ou des légumes croquants, parfumé à la citronnelle et au gingembre. À chaque coin de rue, une petite gargote propose « le meilleur phở de la ville », et difficile de ne pas s’arrêter, ne serait-ce que pour observer les cuisiniers verser le bouillon fumant sur les bols remplis de coriandre et de basilic thaï. Matin, midi ou soir, c’est un repas, une expérience, presque un rituel.
Et puis, il y a Crazy Street. Officiellement, elle s’appelle Bui Vien Street, mais honnêtement, personne ne l’appelle comme ça. Dès que la nuit tombe, cette rue devient une scène à ciel ouvert, un mélange entre boîte de nuit, marché de rue et carnaval sous stéroïdes.
Des néons clignotants, des bars qui crachent du son à plein volume (chacun essayant de couvrir son voisin), des serveurs qui t’accostent à chaque pas en te promettant le « meilleur cocktail de la ville ». Ici, les trottoirs disparaissent sous les terrasses improvisées, et entre deux gorgées de jus de fruit frais, tu peux voir des danseuses en tenue scintillante, des touristes déjà trop surexcités, et même un type qui, pour une raison obscure, marche pieds nus au milieu de la foule.
C’est bruyant, chaotique, un peu absurde… mais impossible de ne pas être happée par l’énergie du lieu. Ho Chi Minh de jour et Ho Chi Minh de nuit, ce sont presque deux villes différentes, et Crazy Street en est le meilleur exemple.
…
Un visa, une galère, une décision express
Comment vous expliquer la nouvelle galère qui m’est tombée dessus ?
En arrivant au Vietnam, je tends mon passeport au contrôle, tout sourire, impatiente de découvrir Ho Chi Minh City en pleine effervescence du Nouvel An Lunaire. L’agent feuillette mon passeport, y appose son tampon, et me tend le tout sans un mot. Rien d’anormal. Sauf que… en y regardant de plus près, je réalise que mon visa expire le 2 février. Dans cinq jours.
Je relis. Je tourne le passeport sous tous les angles, espérant un miracle, un astérisque, une annotation cachée indiquant que ce n’est qu’une blague administrative. Rien.
Bon. Ne pas paniquer.
(Traduction : faire semblant que ça n’existe pas et continuer son chemin.)
Je sors de l’aéroport comme si ignorer le problème allait le résoudre. Mais plus j’avance, plus une petite voix dans ma tête me répète “Euh… tu crois pas que tu devrais aller poser la question à quelqu’un, quand même ?”
Finalement, je fais demi-tour. Je retourne voir l’immigration pour demander confirmation.
Et ils confirment. Sortie obligatoire au plus tard le 2 février.
Le pire ? C’était totalement ma faute.
Petit flashback : Bali, quelques semaines plus tôt.
J’étais pressée de partir, je voulais juste un visa vite, vite, vite. Sur le formulaire, on me demandait mes dates d’entrée et de sortie du Vietnam. Franchement ? J’ai mis n’importe quoi.
Pourquoi ? Parce que tous les blogs disaient que le visa touristique vietnamien durait 90 jours. J’ai naïvement pensé que les dates importaient peu, que ce n’était qu’une formalité, et que je pourrais ajuster sur place.
Eh bien non. Grosse erreur.
Au Vietnam, tes dates sont figées. Ils ne t’accordent pas automatiquement 90 jours, mais seulement la période exacte que tu as indiquée lors de ta demande. Voilà comment je me suis retrouvée à devoir quitter le pays cinq jours après mon arrivée, en plein Têt, quand tous les bureaux d’immigration sont fermés.
Réouverture prévue le 3 février. Trop tard pour espérer régulariser ma situation à la dernière minute. Il fallait que je trouve une solution. Rapidement.
Plan A : Le visa run
Je me renseigne. Blogs, forums, agences de voyage, voyageurs… une solution revient systématiquement : le visa run.
C’est quoi un visa run ?
C’est une technique bien connue des voyageurs : sortir du pays (même quelques heures), y revenir avec un nouveau visa et repartir pour un tour.
Le plus simple ?
Traverser la frontière du Cambodge, faire un aller-retour express en quelques heures, et récupérer un nouveau visa en rentrant au Vietnam.
Sauf que.
Problème n°1 : c’est le Têt, et la paperasse est encore plus compliquée que d’habitude, car tout est fermé jusqu’au 3
Problème n°2 : ça coûte 250 dollars.
Problème n°3 : payer 250 dollars juste pour revenir au Vietnam, alors que pour ce prix-là, je peux carrément visiter un autre pays ?!
Et là, déclic.
Plan B : Nouvelle destination, nouvelle aventure
Quitte à sortir du Vietnam, autant transformer cette galère en opportunité.
Au lieu de jeter 250 dollars dans un visa run, autant prendre un billet d’avion et découvrir un pays totalement nouveau.
Et c’est comme ça que les Philippines sont entrées dans mon voyage.
Franchement ? Je n’y avais jamais vraiment pensé. Bien sûr, j’avais entendu d’autres voyageurs en parler, mais ce n’était pas dans mes plans immédiats. J’avais d’autres idées, d’autres envies.
Mais ce qui est fou avec le voyage – et avec la vie en général –, c’est que tout finit toujours par nous revenir d’une manière ou d’une autre.
Sur le moment, on ne voit souvent que la contrainte, l’imprévu, l’obstacle. Ça ressemble à un problème, à un caillou dans la chaussure, à une situation dont on se serait bien passé. On peste, on doute, on se dit que ça complique tout. Et puis, plus tard – parfois bien plus tard – on réalise que c’était une pièce du puzzle qui devait se placer exactement là.
Ce qu’on croit être un détour imposé est souvent un raccourci déguisé vers quelque chose de plus grand, plus beau, plus juste pour nous à ce moment-là.
Je pensais perdre quelque chose en devant quitter le Vietnam si vite. J’avais encore tant à voir, tant à explorer. J’avais des images en tête de ce que mon voyage allait être. Et pourtant, en un instant, tout a basculé. Mais ce que je ne voyais pas encore, c’est que ce bouleversement n’était pas une perte. C’était un cadeau inattendu.
Parce que c’est ça aussi, récolter les fruits du lâcher-prise. Ce qu’on perçoit comme une frustration aujourd’hui peut devenir un tournant essentiel demain. Il faut parfois accepter de ne pas tout comprendre sur l’instant. Mais un jour, on regarde en arrière et on se dit : heureusement que ça s’est passé comme ça.
Et si j’avais appris une chose ces derniers mois, c’était bien celle-là : faire confiance au voyage.
Parce que quand on laisse de l’espace à l’inattendu, il finit souvent par nous mener exactement là où on devait aller.
…
Et puis, en plein milieu de cette histoire de visa au Vietnam, un truc me frappe, encore une fois.
Toutes ces frontières, toutes ces règles, tous ces bouts de papier qui décident où tu as le droit d’aller, combien de temps tu peux rester, si tu peux travailler ici mais pas là, sous prétexte que ton passeport dit que tu es née dans tel pays.
Mais la Terre appartient à tout le monde, non ?
Le plus fou, c’est qu’avant, on n’avait même pas besoin de passeport pour voyager. Pendant des siècles, les gens pouvaient traverser des continents librement, sans qu’on leur demande un visa, sans se faire tamponner à chaque passage, sans avoir à prouver qu’ils méritaient d’être là.
Et puis, les gouvernements ont décidé qu’il fallait contrôler tout ça. Après la Première Guerre mondiale, les passeports sont devenus obligatoires, et avec eux, un système qui n’a fait que diviser et compliquer.
Ironique, non ? À une époque où les transports étaient plus lents, où les communications étaient limitées, on pouvait voyager sans entrave. Aujourd’hui, alors qu’on vit dans un monde ultra-connecté, où l’on peut parler à quelqu’un à l’autre bout du globe en une seconde, on n’a jamais eu autant de barrières.
Pourquoi cette obsession de tracer des lignes invisibles, de créer des catégories, de mettre des tampons et des restrictions, de dire “toi oui, toi non”, comme si nous n’étions pas tous des humains avant tout ?
Pourquoi un Australien peut aller bosser en Europe sans trop de soucis, alors qu’un Népalais doit se battre pour un simple visa touristique ? Pourquoi moi, avec mon passeport, je peux passer certaines frontières en cinq minutes, pendant que d’autres doivent prouver mille fois qu’ils ne viennent pas “profiter du système” ?
Comme si on choisissait d’où on vient.
Depuis mon tout premier visa en Australie, j’ai découvert cette réalité brutale : certains peuvent poser leurs valises où ils veulent, d’autres doivent se justifier pour espérer un simple droit de passage.
Et plus je voyage, plus ça m’interpelle.
Pourquoi diviser encore plus, alors qu’on pourrait juste… laisser les gens être libres ?
…
À Ho Chi Minh, nous avons aussi visiter le musée de la guerre du Vietnam. Je savais que ce serait dur. Je savais que l’histoire de ce pays était marquée par l’horreur. Mais rien ne m’avait préparée à ça.
Le rez-de-chaussée, ça allait encore. Des documents, des cartes, des explications. Rien de trop visuel. Rien d’insoutenable. Puis, j’ai monté les marches.
Premier étage. Deuxième étage.
Et là, c’était trop.
Les images ont commencé à me heurter de plein fouet. Des clichés en noir et blanc, d’une brutalité inhumaine. Des corps déchiquetés, des visages déformés par la douleur, des regards vides. Et à côté d’eux, d’autres êtres humains, debout, parfois même souriants, comme si tout cela était normal. Comment ? Comment peut-on infliger ça à un autre être humain ?
Et comme si la guerre, les bombes, les massacres ne suffisaient pas, ils ont aussi empoisonné la terre. L’agent orange, ce produit chimique épandu par milliers de litres sur les forêts, sur les champs, sur les rivières. Une guerre qui ne s’est pas arrêtée avec le dernier coup de feu. Elle a continué, insidieuse, invisible, infiltrant les corps, détruisant l’avenir. Des enfants qui naissent avec des malformations irréversibles, des familles condamnées avant même de commencer à vivre.
J’ai essayé de continuer la visite. J’ai voulu lire les panneaux explicatifs, comprendre avec ma tête ce que mon cœur ne supportait déjà plus. Mais plus j’avançais, plus ma gorge se serrait.
Et puis, mon corps a dit stop.
J’ai senti les larmes monter d’un coup, incontrôlables. Impossible de retenir quoi que ce soit. Un poids immense sur la poitrine, une douleur presque physique, comme si mon corps refusait d’accepter tant de souffrance en si peu de temps.
Je me suis assise un instant, cherchant à reprendre mon souffle. Autour de moi, d’autres visiteurs. Certains silencieux, impassibles, d’autres secouant la tête d’incrédulité.
Je n’ai pas pu finir la visite. Je suis sortie.
Pourquoi ça m’a touchée aussi profondément ?
Je ne sais pas. Peut-être parce que ce musée n’expose pas juste l’histoire. Il expose l’humanité dans ce qu’elle a de plus sombre. Il nous oblige à regarder en face ce qu’on préférerait ignorer : la cruauté dont l’Homme est capable.
Et face à ça, on ne peut pas rester indemne.
…
Manille – 4 février, 2h du matin.
Nous voilà aux Philippines, complètement sur un coup de tête, à trois au lieu d’un. Parce que oui, même mes acolytes allemands ont changé leurs plans en dernière minute. Quand je leur ai parlé des Philippines, leur réaction a été instantanée : “Waouh, ça a l’air génial !” Et en quelques heures, ils avaient pris un billet. Comme quoi, le lâcher-prise, c’est contagieux.
On sort de l’aéroport, un peu hagards après ce vol de nuit, à la recherche d’un taxi pour rejoindre notre appartement. Et là, premier choc.
Ici, c’est différent.
Rien à voir avec l’Asie que je connais.
Manille, c’est une ville qui ne ressemble à aucune autre. Dès les premiers instants, je sens que je n’ai plus mes repères. Ce n’est ni Bangkok, ni Hanoï, ni Phnom Penh. Ici, les gratte-ciels côtoient des quartiers délabrés, des enseignes lumineuses géantes trônent au-dessus de ruelles sombres, et l’ambiance oscille entre modernité extrême et chaos brut.
Mais ce qui me frappe tout de suite, c’est le silence relatif.
Pas de motorbikes qui fusent dans tous les sens comme au Vietnam ou en Thaïlande. Pas de klaxons incessants. Juste le ronronnement des voitures, quelques conversations à voix basse, et cette étrange impression d’être dans une grande ville asiatique… qui ne ressemble pas aux autres.
Et puis, il y a ces immenses panneaux publicitaires, ces affiches criardes, ces fast-foods américains à chaque coin de rue. Bienvenue dans l’Asie où l’Occident a laissé une empreinte bien visible.
Derrière cette première impression un peu brute, il y a quelque chose qui intrigue.
Une énergie propre à la ville, une mosaïque urbaine, un mélange improbable entre buildings futuristes, jeepneys colorés, marchés de rue bordéliques et centres commerciaux ultra-luxueux.
Et surtout, un patchwork d’influences culturelles.
L’héritage espagnol est encore là, dans les noms de rues, les vieilles églises, dans ces mots qui sonnent familiers mais qui ne font plus partie de la langue parlée. L’Amérique, elle, est omniprésente : publicités XXL, malls immenses, coffee shops et fast-foods à perte de vue.
Mais Manille, c’est aussi une ville de contrastes.
Il y a des quartiers modernes, dynamiques, où la vie suit son cours, où tout est éclairé, animé, vivant. Et puis, il y a l’autre visage de Manille, celui qu’on ne peut pas ignorer.
En quelques rues, on passe du luxe au dénuement total. Des buildings étincelants côtoient des quartiers entiers où la misère est visible à chaque coin de rue. Des enfants pieds nus nous accostent pour quelques pesos, des familles dorment sur les trottoirs, des regards vides et épuisés nous suivent alors qu’on avance.
Ce contraste, on l’a ressenti plus que jamais en visitant la rue de la prostitution. Un endroit où le tourisme prend un tout autre visage, où des filles bien trop jeunes patientent devant des néons roses, où l’ambiance est pesante, presque irréelle. Tout le monde sait ce qui se passe ici, et pourtant, tout continue comme si de rien n’était.
Et puis, il y a un autre contraste encore plus étrange : la sécurité omniprésente.
Des policiers partout, des postes de contrôle à l’entrée des centres commerciaux, des vigiles armés devant certaines boutiques. On pourrait croire que cette présence devrait rassurer… mais ce n’est pas vraiment le cas.
Un ami nous raconte qu’un Philippin lui a confié que, dans certains quartiers, les gens peuvent se faire descendre en pleine rue. Et pourtant, ici, la ville ne semble pas vivre dans la peur. C’est comme si cette violence appartenait à un autre monde, parallèle au Manille que nous découvrons.
…
Je ne suis pas une fan des grandes villes, comme j’aime à dire, je ne suis pas une « City-girl ».
Avant, je les fuyais autant que possible. Les métropoles immenses, la foule, le bruit assourdissant, le béton à perte de vue… Rien de tout cela ne m’attirait. J’aimais les espaces ouverts, la nature, le silence. Malgré plusieurs voyages en Thaïlande, j’avais toujours pris soin d’éviter Bangkok, comme si son agitation pouvait avaler mon énergie en une seule bouchée. Je ne voulais pas la connaître. J’étais persuadée qu’elle ne m’apprendrait rien, si ce n’est le chaos et l’invasion du bruit.
Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent.
Je ne dis pas que j’ai soudainement envie de m’installer au cœur d’une mégapole, mais je ne ressens plus ce rejet automatique. Même si je n’y reste pas longtemps, je prends plaisir à les découvrir, à observer leurs contradictions, à m’imprégner de ce que je n’aurais jamais vu ailleurs.
Je suis moins dans cette posture de « ça, ça ne me plaît pas, donc je m’en vais ». Moins dans la lutte intérieure, dans la résistance qui me poussait avant à éviter plutôt qu’accueillir.
Et c’est fou comme moins de résistance change tout.
Moins de « je veux être ailleurs », plus de « je suis ici, maintenant ».
Moins de « ce n’est pas pour moi », plus de « et si je regardais sans juger ? ».
Et forcément, moins de résistance, c’est plus d’instants vrais.
Encore un récit passionnant… merci Débo !
🙏🙏🙏