14 février 2025, Palawan.
17h, je descends du bus.
L’air est doux. Le ciel rosit.
Je marche tranquillement vers la réception de mon prochain hôtel, le corps encore bercé par le roulis du trajet.
Une douche rapide. Puis je m’allonge sur ce lit inconnu.
Quelques minutes de pause, juste pour absorber la journée.
Et puis.
Juste au cas où.
Un test.
Deux jours de retard, ce n’est rien. Surtout en voyage. Mon corps a l’habitude des décalages, des changements.
Mais quelque chose me pousse à vérifier. Une intuition, un frisson sous la peau.
La vendeuse me tend le test.
« 50 pesos chaque. »
Pourquoi elle précise chaque ?
Il m’en faudrait plusieurs ? Pour quoi faire ? Un test négatif est négatif.
Deux gouttes.
Une barre foncée. J’attends. Pas trois minutes. Juste trente secondes.
Ouf. Négatif.
Je repose le test et retourne m’allonger.
Et puis.
Un doute.
Je me lève, retourne voir. Mon cœur rate un battement.
Une deuxième barre. Pâle. Presque invisible.
Non. Impossible. Trop pâle. Défaut de conception.
J’en ai déjà fait, je sais comment ça fonctionne.
Mais quelque chose au fond de moi sait déjà.
Je sors. J’achète deux autres tests.
…
Le déni.
Non.
Pas possible.
On a fait attention.
Lui ? Non.
Je ne vois pas ma vie avec lui.
Oui, il est adorable. Oui, je l’aime beaucoup, d’une certaine façon.
Mais pas comme ça. Pas avec l’évidence qui te retourne les tripes, pas avec les papillons.
Il manque l’étincelle.
Ce petit feu dans les entrailles qui te dit c’est lui.
…
Le rejet.
Non.
Je n’en veux pas.
Pas maintenant. Pas comme ça.
Avorter ?
Mais où ? Comment ? Toute seule ?
Au pire, ça ne fait que quinze jours. Le cœur ne bat pas encore.
Je peux le faire.
Je tape sur mon téléphone. Recherche rapide.
Les Philippines.
Un des six pays au monde qui interdit l’avortement, même en cas de danger.
Je me fige.
Sérieux ?
Je suis là, à des milliers de kilomètres de chez moi, et je tombe pile dans l’un des seuls endroits au monde où c’est interdit ?
C’est une blague ?
Je continue mes recherches.
Le Vietnam ? Problème de visa.
Le Cambodge ? Possible.
Singapour ? Carrément, c’est à côté. Plus sûr.
Je trouve une clinique. Tout est détaillé. Les procédures, les délais, les prix.
Je lis tout. Plusieurs fois.
Et je m’imagine là-bas.
Dans cette chambre. Froide.
Toute seule.
Moi, qui suis contre.
J’appelle mon amie. Impossible de garder ça pour moi.
…
L’évidence.
Lendemain matin 4h, 2ème test.
Même résultat.
Je ne dors plus.
Dans ma tête, un dialogue sans fin.
Avorter ? Oui. Non. Oui. Non.
Tu le connais à peine. Tu ne peux pas faire un enfant avec lui.
Tu vas t’enchaîner.
Tu seras coincée, prisonnière, enfermée dans une cage dorée.
Toi, cet oiseau qui rêve de voler.
Je rappelle mon amie. Elle est avec deux autres amies.
Bon. Ok. Je leur dis aussi.
Et là, la question.
« T’es sûre que tu veux avorter ? »
Tout se bouscule.
Je m’effondre.
Non.
Bien sûr que non.
La réponse est évidente.
J’ai 41 ans. Je suis en bonne santé.
J’ai tout ce qu’il faut en moi pour prendre soin d’un petit humain.
Oui, ce n’était pas le plan.
Oui, ce n’est pas lui que j’aurais choisi.
Je suis assise dans le lobby de cet hôtel, en call conférence avec trois femmes, à l’autre bout du monde, en train de prendre une décision qui va bouleverser ma vie.
Et là, ces mots sortent de ma bouche. Presque malgré moi.
« Ce bébé, il a déjà une âme. »
Je les entends résonner dans ma tête. Dans mon corps.
Je les ai dits.
Et tout s’arrête.
Mes pensées se percutent, se tordent, explosent en moi comme une tempête.
Ce n’est plus une ligne pâle sur un test.
Ce n’est plus une question à résoudre.
C’est une vie.
Un être, une présence.
Quelque chose d’invisible mais bien là.
Une âme qui m’a déjà choisie pour être sa mère.
Et cette idée, ce simple fait, me traverse, m’écrase, me bouleverse.
Je suffoque. Je pleure. Je tremble.
Parce que ce choix… je l’ai déjà fait, quelque part, au fond de moi.
Parce que ce voyage, ce moment précis, cet instant où tout bascule… ce n’est pas un hasard.
Parce que peu importe mes peurs, mes doutes, mes excuses, je le sais maintenant.
Le cycle a commencé.
La création est là.
Et moi, je suis sa mère.
…
Le papa.
Quand la vie décide que tu dois rencontrer quelqu’un, elle fait tout pour que ça se produise.
Ce soir-là, en décembre, j’étais encore à Bangkok avec maman et Roméo. Un des derniers soirs avant que nos chemins se séparent.
On était attablés dans une rue de Khao San Road, attendant notre pad thaï. Rien d’inhabituel, sauf que ce soir-là, on a attendu longtemps. Plus de vingt minutes. Un truc presque impossible en Thaïlande, où la street food est censée être ultra rapide.
Deux hommes s’installent à côté de nous. Quelques minutes plus tard, ils sont déjà servis.
Roméo fronce les sourcils :
« Maman, pourquoi eux ils ont leur plat avant nous ? »
Je regarde. Je ris.
L’un des deux me tend son assiette.
« Tu veux le mien ? »
Je hausse un sourcil.
« Il est à quoi ? »
« Poulet. »
« Non merci, je suis végétarienne. »
On échange un regard, peut-être deux. Rien d’extraordinaire.
Mais son sourire est apaisant. Je lui rends.
Roméo brise la glace. Il lui parle d’un jeu vidéo. Il ne comprend pas, se tourne vers moi. On échange quelques mots, rien de bien marquant. Il me demande mon numéro.
Je pourrais dire non. Mais après tout, pourquoi pas ? Je vais bientôt être seule. Peut-être qu’on se recroisera.
Les jours passent. Quelques messages. Rien de plus.
Il fait son voyage avec ses amis, moi avec les miens.
On se retrouve au Cambodge.
Quelques jours ensemble. Puis je lui dis que je préfère continuer seule.
Et puis… il revient quand je suis malade.
Et puis… je me dis que non, ce n’est pas pour moi. Pas maintenant. Pas lui.
Je ressens qu’il s’accroche, mais il respecte mon espace.
Et puis… une conversation. Un déclic.
« Pourquoi toujours vouloir tout contrôler ? Juste profiter du moment, sans penser à demain. »
Et pourquoi pas.
Il part au Vietnam. Seul.
Moi, je ne sais pas encore quand je vais le rejoindre.
Et c’est là que tout bascule.
Une discussion avec des amis rencontrés au Népal.
Un jour précis. Le jour de Têt.
Je n’étais même pas censée être là.
Je voulais arriver au Vietnam le 2 février.
Mais ce jour-là, ce jour où tout a changé…
Je ne peux pas croire que ce n’était que du hasard.
Tout était déjà écrit.
…
Comment lui annoncer ? Quand ?
Ce jour-là, il était là.
Pas pour le premier test. Mais pour les autres, oui.
Et pourtant, je n’ai rien dit.
Je le tiens à distance.
Je veux garder le contrôle.
Je veux comprendre, ressentir, décider.
Je sais qu’il veut un enfant.
Il est jeune.
Plus jeune.
Il m’aime.
Mais je ne veux pas qu’il m’influence.
Je refuse qu’il ait le moindre pouvoir sur cette décision.
Alors je me tais.
Le lendemain, je pars seule pour Bohol.
C’était prévu.
Nos chemins devaient se séparer pour de bon cette fois.
Cette relation, je le sais, ce n’est pas pour moi.
Mais voilà.
Tout a changé.
Je ne peux pas faire comme si ces deux traits n’existaient pas.
Je dois lui dire.
Parce que j’ai décidé.
J’ai accepté ce bébé.
Peu importe ce qu’il dira.
Personne ne tuera cette vie en moi.
On dit que le père a son mot à dire.
Mais à la fin, c’est dans le corps de la femme que ça se passe.
C’est elle qui porte, c’est elle qui vit.
C’est elle qui décide.
Et moi, si je le tue,
je me tue avec.
Je ne peux pas.
À l’aéroport de Palawan, je me décide.
C’est le moment.
Il a le droit de savoir.
Je lui dis.
Je le regarde.
Je vois le choc dans ses yeux.
Une déflagration silencieuse.
Et moi…
Je me sens soulagée.
Je lui dis que je n’avorterai pas.
Malgré tout.
Malgré les circonstances.
Il écoute.
Il accepte.
Et puis, je vois la joie.
Rien – rien – n’aurait pu lui faire plus plaisir.
Je crois que pour lui, c’est un cadeau.
Le plus grand.
…
Puerto Princesa, huit jours plus tôt.
L’idée du road trip à moto nous trottait dans la tête depuis plusieurs jours. Faire le tour de l’île, longer les côtes, sentir le vent contre la peau… C’était là, en arrière-plan, comme une évidence qui attendait son moment.
Nord ou sud ?
Le nord, c’est la carte postale parfaite : El Nido, Port Barton, Coron… des eaux translucides, des falaises dorées, des plages sublimes. Mais aussi trop de monde, trop de bruit, trop de selfies.
Tout ce que nous voulions fuir.
Nous, ce qu’on cherchait, c’était l’espace. Le silence. Quelque chose de plus brut, de plus vrai. Un lieu qui ne se donne pas tout de suite, qu’il faut aller chercher. Alors le choix s’est imposé naturellement : cap au sud.
Le sud de Palawan, c’est une autre île dans l’île. Une terre encore sauvage, préservée, peu foulée. Là-bas, les routes sont moins empruntées, les plages oubliées. Et tout au bout, presque à la lisière de l’inconnu, se dessinent des îlots immaculés, perdus dans le bleu.
Le jour du départ, le ciel s’assombrit très vite. Puis il se déchire. Une pluie tropicale, épaisse, insistante, s’abat sur la ville.
On hésite. On attend ? On y va ?
Et si demain c’était pire ? Et si on se retrouvait bloqués plusieurs jours ici, dans une ville sans charme, à guetter un ciel plus clément ?
Non. On n’a pas envie de rester figés. Pas envie de subir.
Alors, quand une accalmie se présente, on saute sur l’occasion. On attrape nos sacs, on attache les casques. Et on y va.
Pour moi, c’est une première.
Un vrai road trip à moto. Le sac sur le dos, les jambes un peu tendues, le corps qui s’ajuste au mouvement. L’horizon devant, mouvant, infini.
J’en rêvais déjà au Cambodge, j’en parlais au Vietnam…
Et c’est ici, à Palawan, que le rêve devient réel.
Mais la trêve est brève.
À peine trente minutes après notre départ, la pluie revient. Plus forte. Plus dense.
Une de ces pluies tropicales qui ne mouille pas seulement : elle inonde.
Elle traverse les vêtements, ruisselle dans le dos, s’accroche à chaque centimètre de peau.
On ralentit. On reste prudents. Mais on continue.
On avance.
Notre première étape est fixée : deux heures de route jusqu’à Mango Guesthouse, à Apurawan.
Un petit point sur la carte, un refuge quelque part entre mer et forêt.
Et la route est splendide.
La jungle déborde sur l’asphalte. Par endroits, les arbres forment des voûtes naturelles, vertes et humides. La montagne ondule à l’horizon, et parfois, au détour d’un virage, la mer apparaît. Grise aujourd’hui, mais puissante. Vivante.
Et la pluie…
La pluie ajoute une dimension presque cinématographique à l’ensemble.
Tout est plus fort, plus vibrant, plus vrai.
Les feuilles brillent, la terre fume, des cascades jaillissent là où il n’y en avait pas hier.
On traverse quelques villages. Des enfants nous font signe depuis des porches. On sourit, on répond.
On est trempés, mais heureux.
Plus loin, la route est inondée à certains endroits.
On ralentit. On observe. On passe, sans souci.
Les villes, elles, semblent plus durement touchées par les crues.
Mais nous, on glisse entre les gouttes.
On avance encore.
Et peu à peu, le sud s’ouvre devant nous.
Mystérieux. Indompté.
Prêt à se dévoiler.
…
Nous arrivons trempés, trempés jusqu’à l’os, la nuit déjà bien tombée, avalant les derniers reliefs du paysage, mais soulagés d’être arrivés sans encombre après cette traversée sous la pluie battante. La Mango Guesthouse se révèle comme un petit havre niché au cœur d’un jardin luxuriant, débordant de plantes tropicales, de fleurs humides et de feuillages brillants de pluie. Notre bungalow est simple, charmant, ouvert sur le dehors, et rien que le bruit des gouttes sur le toit nous apaise immédiatement.
Le lendemain matin, profitant d’une accalmie timide mais bienvenue, nous enfourchons la moto et décidons de pousser jusqu’à la plage. Une plage vierge, sauvage, déserte, comme arrachée au monde. Des rochers découpent la ligne d’horizon, des arbres frémissent sous le vent, et le sable est couvert de vie minuscule : des milliers de petits crabes qui courent en tous sens, des coquillages étranges, luisants, presque irréels. Malgré les nuages et le ciel d’un gris opaque, la mer brille d’un bleu profond, intense, presque électrique, comme si elle voulait se faire remarquer malgré le temps. Là, tout s’arrête. Plus d’horloge. Plus de pluie. Juste ce moment suspendu face à la beauté brute.
Et puis la pluie revient, soudaine, drue, comme pour nous rappeler que cette trêve n’était que temporaire. Alors on rentre, un peu à regret, mais avec l’impression d’avoir volé un instant précieux à la météo capricieuse.
En discutant avec nos hôtes et quelques locaux, nous apprenons que la ville que nous avons quittée la veille est aujourd’hui sous l’eau. De nombreuses routes sont bloquées, certaines totalement impraticables, et des familles ont été touchées, des vies perdues. Plus au nord, la situation n’est guère meilleure : des vents violents ont forcé les bateaux à rester à quai, et toutes les excursions, les croisières vers les îles paradisiaques ont été annulées.
On parle alors d’inondations, de changement climatique, de ces saisons qui ne respectent plus vraiment le calendrier. La mousson ne devrait plus être là, et pourtant elle revient, plus forte, plus violente. Et dans les villes, le bitume n’aide en rien : il empêche la terre d’absorber l’eau, l’oblige à s’accumuler, à déborder, à tout emporter.
Malgré la pluie, le séjour prend une tournure inattendue, presque précieuse. La propriétaire des lieux nous propose de visiter sa ferme biologique, nichée juste derrière la guesthouse. C’est là que je récolte pour la toute première fois des cacahuètes, encore dans leur gangue de terre, et d’autres légumes étranges, typiques de la région. Un couple de gardiens, adorables et discrets, nous prépare une infusion de fleurs locales, accompagnée de patates douces d’une variété inconnue, à la texture fondante et au goût légèrement sucré. Un moment simple, mais authentique, enveloppé de douceur.
Après deux jours de pluie intense, les routes alentours sont difficilement praticables. Les crues ont modifié les plans, bousculé les itinéraires, et nous obligent à repenser notre route. Pas possible de faire le tour complet comme prévu. Alors, on s’adapte. On décide de partir pour Quezon, une petite ville encore plus au sud, réputée pour ses paysages côtiers et son ambiance tranquille, loin des circuits classiques.
Là-bas, on découvre Tambon Cave, une formation rocheuse impressionnante, refuge naturel caché au cœur d’une végétation dense. On ne pénètre pas dans la grotte elle-même – les conditions ne s’y prêtent pas – mais on emprunte le superbe ponton en bois qui la surplombe, long serpent de planches posé au-dessus de la mer, entre mangrove et rochers. La lumière est laiteuse, le vent salé, et tout semble figé dans une attente paisible.
Sur le chemin du retour, alors que le ciel s’éclaircit légèrement, un mouvement attire notre regard. Là, dans l’eau, un poisson s’agite. Il bondit, saute hors de l’eau, à plusieurs reprises, comme s’il cherchait à fuir quelque chose. Et soudain, on le voit. Juste en dessous de lui, un petit requin de récif, rapide, nerveux, qui le pourchasse, le pousse à se dépasser, à fuir à toute vitesse.
Quelques secondes à peine.
Une scène sauvage, brute, inattendue.
On reste figés, fascinés, encore choqués d’avoir été témoins de cette micro-chasse, là, juste devant nous.
Et on se regarde.
Rien que pour ce moment-là, pour cette image gravée quelque part entre deux flaques, toute cette pluie, tous ces kilomètres, cette route détournée, tout en valait la peine.
…
C’est finalement Mère Nature qui décide de la suite de notre périple.
Les routes vers le sud sont toujours inondées, certaines complètement bloquées, d’autres à la limite du praticable. Alors on se résigne à changer de direction. Nous mettons le cap vers le nord, en direction de Port Barton, où la météo semble plus clémente. Cinq heures de route nous attendent.
Le matin du départ, le ciel est dégagé, limpide. Le soleil brille haut, sans excès. L’air est tiède, presque doux. Tout semble aligné pour une belle journée de route.
Les premières heures défilent sans accroc. Le vent sur la peau, les paysages qui se déroulent, l’impression d’avancer à nouveau.
Mais à l’approche de Puerto Princesa, quelque chose change.
La pluie s’est abattue ici, sans doute plus tôt.
Les routes sont mouillées, luisantes, glissantes.
On le remarque, mais un peu tard.
La vitesse, sans être excessive, est peut-être un peu trop rapide pour ces conditions. Et puis, il y a cette sensation étrange. Une énergie tendue dans l’air, un flottement à peine perceptible.
Et soudain, tout bascule.
La moto dérape.
On glisse sur une dizaine de mètres.
Une voiture arrive en face. On l’évite de justesse.
Le choc est court, violent, contenu.
On s’arrête un peu plus loin, les cœurs battants, les corps meurtris mais debout.
Plus de peur que de mal.
Des égratignures, quelques bleus, et pour moi, une entorse au genou.
Nous trouvons une pharmacie de bord de route, une de ces petites échoppes ouvertes sur le trottoir.
On achète de quoi désinfecter.
Je sens la douleur s’installer, sourde, tenace. Je boite.
Pas de quoi tout arrêter, mais assez pour m’handicaper.
Remonter sur la moto devient un défi. Je ne peux presque plus plier la jambe.
Je m’y reprends à plusieurs reprises, je force, je grimace, mais j’y arrive.
Il reste encore deux bonnes heures de route.
Et dans ma tête, une seule question :
Comment je vais faire ?
…
La douleur.
Un sentiment que j’évite de toutes mes forces, depuis aussi longtemps que je m’en souvienne.
Je déteste ça.
Vraiment.
Pas juste la souffrance physique.
La moindre gêne. L’inconfort.
Le frottement. Le déséquilibre.
Le flou.
C’est comme si mon corps ne supportait pas de ne pas maîtriser.
Comme si ressentir était trop risqué. Trop flou. Trop incontrôlable.
Je crois que ça vient de là.
Du contrôle.
De cette tension constante que je porte en moi.
Ce besoin de tenir. D’assurer.
De ne pas tomber.
De ne pas laisser le corps prendre le dessus.
De ne pas me laisser dépasser.
Lâcher prise ?
J’en rêve.
Mais j’en ai peur.
Parce que je sais que derrière le contrôle, il y a un abîme.
Une vague.
Quelque chose que je ne suis pas sûre de pouvoir contenir.
Alors je gère.
Je serre les dents.
Je fais comme si j’étais au-dessus.
Comme si j’étais forte. Résistante. Indépendante.
Mais en vrai ?
Je fuis.
Je fuis ce que je ressens.
Je fuis ce que je ne peux pas anticiper.
Je fuis tout ce qui me rend vulnérable.
Et puis je le comprends.
Cette chute, elle voulait me dire quelque chose.
Mon corps a lâché pour moi ce que je refusais de lâcher toute seule.
J’étais passagère.
Derrière.
Je ne tenais pas le guidon.
Je ne décidais pas du rythme, ni des virages, ni de la trajectoire.
J’étais obligée de faire confiance.
De m’abandonner.
Et ça… c’est presque contre-nature pour moi.
Être portée par quelqu’un d’autre.
Ne pas contrôler.
Ne pas anticiper.
La leçon était là. Claire.
Je ne peux pas toujours tout tenir.
À force de résister, on finit par casser.
Et moi, je résistais. Encore. Toujours.
C’était un message.
Une invitation à fléchir.
À me déposer.
À faire confiance.
À lâcher enfin ce que je m’épuisais à vouloir maîtriser.
Et là, sur cette route détrempée, genou tordu, poussière sur la peau,
je suis contrainte d’arrêter.
Pas longtemps. Juste assez.
…
Finalement, la douleur me rattrape.
Elle monte doucement, puis s’installe.
Elle pulse dans mon genou, elle pèse dans mon corps.
Je suis fatiguée.
Vidée.
Je force, mais je sens que je n’ai plus rien sous le pied.
Et puis, un bus local passe.
C’est lui qui l’arrête.
Il lève la main, discute brièvement avec le conducteur.
Et puis il me dit :
« Allez, monte, tu vas te reposer. »
Je monte.
Sans résister.
Sans parler.
Je suis assise, là, dans ce bus bondé, les vitres ouvertes, le vent sur mon visage.
Et quelque part…
Je suis soulagée.
Je quitte la route.
Je le laisse continuer seul.
J’ai besoin d’air. De répit.
Je ne veux plus avoir peur.
…
Port Barton.
Un petit village entre jungle et mer.
Moins connu qu’El Nido, plus paisible, plus doux.
Un endroit où les voyageurs ralentissent, restent, parfois s’enracinent.
Sable fin, cocotiers, bateaux colorés au repos.
Une baie calme, des enfants qui rient, des chiens qui dorment sur la plage.
Ici, le temps ralentit.
Mais pas mon esprit.
Mon humeur se dégrade au fil des heures.
Et je ne comprends pas tout de suite pourquoi.
Mais quelque chose en moi vacille.
Les hormones, sans doute, mais ça, je ne le savais pas encore.
Ça commence à se faire sentir.
Mon corps change, mon seuil de tolérance aussi.
La chute. La douleur.
Et surtout… cette sensation d’impuissance.
Ne pas pouvoir faire ce dont j’ai envie.
Ne pas pouvoir bouger comme je veux.
Ne pas être libre.
Je ne supporte plus la compagnie.
La présence de l’autre devient lourde.
Chaque mot me pèse. Chaque geste m’irrite.
Je veux être seule. Totalement seule.
Rien que l’idée de devoir composer avec l’autre me donne envie de fuir.
Il restait cinq jours avant notre départ pour Bohol.
Cinq jours encore à partager l’espace.
Mais moi, je ne pouvais plus.
J’étouffais.
Je me sentais prisonnière.
Piégée dans un rôle, une dynamique, un lien que je ne voulais plus gérer.
Mon corps disait stop.
Ma tête aussi.
J’avais besoin d’air.
D’espace.
D’un lit pour moi seule.
D’un silence que je choisis.
Je voulais à nouveau contrôler mon environnement.
Ma bulle.
Mon souffle.
Ces huit derniers jours avaient été intenses.
Trop de mouvements, de décisions, de présence.
Et moi…
Je n’aimais plus ce que je devenais.
Je ne me reconnaissais pas dans ces sautes d’humeur.
Je me regardais de l’extérieur et je ne m’aimais pas.
Mais je n’arrivais plus à faire autrement.
C’est à ce moment-là que j’ai su qu’il fallait que je parte.
Ce n’était pas un geste impulsif, ni une fuite précipitée. C’était quelque chose de clair, d’évident, presque calme. Une réponse intérieure que je ne pouvais plus ignorer. Je ne pouvais plus rester là. Pas dans cet état. Pas dans cette énergie. Pas avec lui.
Quelque chose en moi réclamait de l’espace, du silence, une solitude pleine et choisie.
J’ai saisi mon téléphone, cherché les vols. Un aller simple pour Bohol est apparu. Je l’ai réservé sans hésiter, comme on attrape une bouée dans l’eau. C’était instinctif, direct.
Il ne l’a pas mal pris. Ou alors, il ne l’a pas montré.
Je crois qu’il avait compris, lui aussi, que quelque chose s’était déplacé entre nous. Que je n’étais plus disponible, plus connectée. Que mon besoin de m’isoler devenait vital, urgent, irrépressible.
Je n’ai pas eu à me justifier.
Je n’en avais ni la force, ni le besoin.
Je savais, au fond de moi, que c’était la seule issue possible.
Mon corps m’envoyait des signaux clairs.
Mes humeurs débordaient.
Mes pensées tournaient en boucle.
Il fallait que je me recentre, que je me reconnecte, que je reprenne la main sur ce qui m’échappait.
Alors j’ai préparé mes affaires, refermé mon sac.
Je suis montée dans le bus, en direction de Puerto Princesa, le centre névralgique de Palawan.
Le cœur un peu serré, mais soulagée, profondément.
J’ai posé mon sac, sans trop savoir ce que j’attendais de cette escale.
Je ne savais pas que quelques heures plus tard, tout allait basculer.
14 février 2025, Palawan…
…
Bohol.
Je suis arrivée seule, comme je l’avais décidé.
Fatiguée. Fragile. Mais soulagée d’avoir repris le contrôle, au moins sur ma trajectoire.
Et puis, quelques jours plus tard, il est venu me rejoindre.
Tout avait changé entre nous.
Nous savions tous les deux qu’il n’était plus possible de faire semblant.
Alors je lui ai dit les choses telles qu’elles étaient.
Que cette grossesse ne se vivrait pas comme un couple.
Que cette parentalité, aussi précieuse soit-elle, ne serait pas celle d’un “nous” fusionnel.
Ce fut un véritable déchirement pour lui.
Je l’ai vu vaciller, je l’ai senti se replier.
Mais je ne pouvais pas lui offrir autre chose que ma vérité.
Je ne voulais pas me mentir.
Ni à lui, ni à moi, ni à cet enfant.
Je n’arrivais plus à m’ouvrir à l’exploration.
Je n’avais plus envie de bouger, de découvrir.
Mon corps réclamait du repos.
Et mon esprit… n’était plus vraiment là.
Peu à peu, une sensation a commencé à monter.
Quelque chose de diffus, que je ne voulais pas nommer, mais qui s’imposait malgré moi : je voulais rentrer.
Ce voyage n’avait plus le même sens.
Je me forçais à croire que j’étais encore dans l’élan, dans l’aventure.
Mais la vérité, c’est que je tournais en rond.
Et puis, il y avait Roméo.
Il m’appelait tous les jours.
Plusieurs fois par jour.
Lui qui, jusque-là, ne réclamait que deux ou trois appels par semaine.
Il me manquait. Viscéralement.
Je lui manquais, je le sentais.
Je pleurais chaque fois que je revoyais les photos du début de notre voyage.
Son sourire. Ses yeux. Ce lien si fort, si simple, si pur.
Avec le papa du bébé, les tensions reprenaient.
On essayait de s’accorder, mais c’était trop.
Trop d’attentes, trop de différences, trop de malentendus.
Je n’avais plus l’espace ni l’énergie pour composer.
Je devais me préserver.
…
Indonésie, 4 mars.
Alors, j’ai décidé de partir pour Bali.
Mon frère devait me rejoindre dans quelques semaines avec sa famille.
J’ai voulu y aller seule, encore une fois.
À mon arrivée, j’ai choisi de m’éloigner des lieux déjà connus.
Je suis partie vers Sidemen, un village niché dans la campagne balinaise, entre rizières et montagnes.
Les routes y sont sinueuses, bordées de palmiers et de petits temples cachés sous les feuilles.
On y entend le chant des oiseaux, le clapotis de l’eau dans les canaux d’irrigation.
Sidemen, c’est un Bali plus brut, plus secret.
Un lieu de lenteur, de souffle.
Je pensais y trouver ce dont j’avais besoin.
Puis je suis allée à Bangli, à l’écart du tourisme.
Là, j’ai trouvé une petite villa simple, perdue en lisière de jungle.
Une cuisine ouverte sur l’extérieur, un hamac accroché entre deux colonnes, et une vue dégagée sur les collines vertes.
Je m’étais dit que j’y poserais mes valises pour un mois.
Le calme. Le silence. La nature.
Mon tapis de yoga au sol.
Mon carnet.
Du temps pour moi.
Mais au bout de deux jours à peine, le manque est devenu trop fort.
Celui de Roméo, surtout.
Son odeur, sa voix, sa présence.
Et ce besoin irrépressible d’être près des miens.
Je me suis longtemps cachée cette vérité.
Mais elle me revenait, en vagues, en pics.
Je ne voulais plus être seule.
Alors j’ai appelé mon frère.
Je lui ai expliqué.
Que la grossesse, les émotions, la fatigue… que tout ça ensemble devenait trop.
Que j’avais envie de rentrer.
Mais avant de le faire, je savais qu’il me restait une chose à régler.
Un dernier face à face.
Le papa et moi ne nous étions pas quittés en bons termes.
Il restait de la colère, des non-dits, de la peine surtout.
Alors on a décidé de se revoir.
De se parler.
On a choisi Sumatra.
Parce que j’avais un rêve encore, une promesse faite à moi-même : voir les orangs-outans dans leur habitat naturel.
C’était l’un de mes objectifs avant même le début de ce voyage.
Et il fallait que je le réalise.
Heureusement, il m’a accompagnée.
Car ce fut un voyage éprouvant.
Physiquement, j’étais faible.
Fatiguée. Mais déterminée.
À Bukit Lawang, nous avons trouvé un bungalow en lisière du parc national.
Le Orangutan Bungalow, simple, authentique, presque suspendu au bord de la rivière.
Un point de départ idéal pour une dernière aventure.
Nous avons choisi de faire un trek court, de quelques heures seulement.
Je ne pouvais pas faire plus.
Mais je voulais au moins ça.
Et à peine cinq minutes après notre entrée dans la jungle… ils étaient là.
Majestueux.
Silencieux.
Impressionnants.
Les orangs-outans.
Leurs gestes lents, leurs regards posés.
J’ai fondu en larmes.
Sans prévenir.
Sans retenue.
Je n’arrivais plus à m’arrêter.
C’était trop.
Trop d’émotion. Trop de beauté. Trop d’aboutissement.
Tout ce que j’avais traversé jusqu’ici s’effondrait doucement,
dans ces regards bruns suspendus dans les feuillages.
Alors, j’ai su que c’était le bon moment.
J’ai choisi ma date de retour.
Le 15 mars, depuis Jakarta.
Et c’est étrange, mais c’est l’une des rares choses qui se sont passées exactement comme je l’avais imaginé, au tout début.
Premier stop : Katmandou.
Dernier stop : Jakarta.
À six mois d’intervalle, jour pour jour.
Des synchronicités comme celle-là, on ne les invente pas.
On les suit.
Elles nous guident, elles nous ramènent là où on doit être.
Le retour serait une surprise pour Roméo.
J’ai réglé les détails avec son père.
Il ne savait rien.
Et moi, je comptais les jours.
…
Le retour a été intense.
Chargé, émouvant, irréel par moments.
Revoir Roméo, le serrer, enfin. Sentir ses bras autour de mon cou, son odeur, sa chaleur. Voir la surprise, la joie pure sur son visage. C’était bouleversant.
Je crois que je ne mesurais pas à quel point il m’avait manqué jusqu’à ce qu’il soit là, dans mes bras.
Il n’y avait rien d’autre à faire que de pleurer et sourire en même temps.
Revoir Elo aussi m’a fait un bien fou.
C’est chez elle que j’ai posé mes valises pour ce retour, dans ce cocon rassurant, simple, où je pouvais atterrir, doucement.
Mais le moment le plus fort, c’était sans aucun doute celui où j’ai annoncé à Roméo qu’il allait devenir grand frère pour la seconde fois.
Il m’a regardée avec de grands yeux, étonné, figé, comme s’il cherchait à vérifier si je disais la vérité ou si c’était une blague.
Mais très vite, cette hésitation a laissé place à un sourire immense. Une lumière.
Il a sauté de joie.
Et moi, j’ai senti tout mon cœur s’ouvrir.
…
Deux jours plus tard, j’avais rendez-vous chez le médecin pour les contrôles de routine, ceux du début de grossesse.
Je n’y suis pas allée seule.
Le papa étant resté en Asie, c’est mon amie qui m’a accompagnée.
C’était rassurant de ne pas être seule, même si je ne savais pas encore à quel point ce serait important.
Dans le cabinet, tout commence normalement.
Les questions classiques, les dates, les symptômes.
Et puis vient l’échographie.
L’écran s’allume.
On voit le sac, on voit l’embryon.
Elle le mesure. Je suis les gestes, les images, sans trop comprendre.
Elle fait quelques calculs dans sa tête. Son regard change, imperceptiblement d’abord. Puis elle se tourne vers moi.
Elle me dit que la grossesse semble non évolutive.
Je bloque. Je répète ce mot dans ma tête, non évolutive.
Mais ça veut dire quoi, exactement ?
Que le bébé est petit ? Qu’il y a un retard ? Une anomalie ?
Je m’accroche à l’idée que c’est un simple retard de croissance. Que tout va rentrer dans l’ordre.
Alors je lui demande :
« Et le cœur ? Il bat ? On peut l’entendre ? »
Sa réponse me brise.
Il n’y a pas d’activité cardiaque.
Je crois que je ne comprends pas. Ou plutôt, je ne veux pas comprendre.
Je la fais répéter. Elle reste calme. Douce.
Elle dit qu’on va attendre une semaine.
Qu’on refera une échographie.
Qu’on doit être sûres, parce qu’on n’a pas d’autre examen de comparaison.
Et moi, je me tais.
Parce que cette autre échographie, celle que j’ai faite aux Philippines, je l’ai dans mon sac.
Je pourrais la montrer.
Mais je ne veux pas.
Je ne veux pas lui donner de quoi confirmer ce qu’elle vient de me dire.
Je veux garder un espoir.
Je veux croire qu’il y a une marge d’erreur. Que tout peut encore changer.
Sauf que mon amie, assise à côté de moi, dit doucement :
« Tu devrais lui montrer ton écho. Celle de là-bas. »
Je n’ai pas la force de discuter.
Je sors le dossier. Je le lui tends. À contrecœur.
Elle la regarde. Elle hoche la tête.
Et alors viennent les mots que je ne veux pas entendre.
Ceux qui parlent de fausse couche.
Des douleurs à venir. De la perte de sang. Du passage de l’œuf.
Des signes qui doivent m’amener aux urgences, si ça devient trop.
Et sinon, d’un contrôle dans dix jours.
Pour vérifier que tout est parti.
Je n’entends qu’à moitié.
Je suis là, mais je plane.
Déconnectée.
Comme si on parlait d’une autre. D’un autre corps.
Quand on sort du cabinet, les enfants sont là, dehors.
Ils nous attendent.
Et ils voient mes larmes.
Ils comprennent que quelque chose ne va pas.
Je suis obligée de leur dire.
De leur expliquer.
Avec les mots que je peux.
Avec les miens.
Avec tout ce que je ne contrôle plus.
…
Et puis, il a fallu lui dire.
Le papa.
Je l’ai appelé tout de suite après être sortie du cabinet, encore sonnée, incapable de poser des mots précis.
Je ne me souviens même plus de la première phrase que j’ai prononcée.
Je crois que j’ai juste dit : “C’est terminé.”
Ou peut-être rien du tout. Juste des sanglots, des silences, des respirations coupées.
Et lui, là-bas, si loin… il est resté silencieux.
Puis sa voix s’est brisée.
Sa peine, je l’ai sentie jusque dans ma gorge.
Il ne comprenait pas.
Il ne voulait pas y croire.
Lui qui s’était tant projeté, si vite, si fort,
lui qui avait accepté cette grossesse avec une telle joie…
Il ne savait pas quoi faire de cette douleur-là.
Et pourtant, il a été là.
Présent.
Calme.
Il a tenu la ligne, même si je sentais son cœur chavirer.
Il m’a dit qu’il pensait à moi.
Qu’il pensait à notre bébé.
Et ce soir-là, même à distance, on a pleuré ensemble.
Pas comme un couple.
Mais comme deux êtres qui avaient aimé, espéré, et qui perdaient.
En même temps.
…
En rentrant chez moi, je commence à chercher, à lire, à essayer de comprendre.
Je me renseigne. Je recoupe les dates, les mesures, les chiffres.
Et peu à peu, une vérité se dessine.
En fonction de la taille de l’embryon, cela ferait déjà au moins deux semaines que mon bébé est mort.
Deux semaines que son cœur s’est arrêté.
Et que je le porte encore en moi.
La mort, nous la croisons tous les jours.
De près ou de loin.
Dans les nouvelles, dans les histoires des autres, dans les silences.
Mais toujours à l’extérieur de nous.
Là, c’est différent.
Je me rends compte que la mort, cette fois, je la porte en moi.
C’est un sentiment troublant, déroutant, presque irréel.
Une présence immobile, silencieuse, logée dans mon ventre.
Et ce n’est pas un concept. Ce n’est pas une idée.
C’est réel.
C’est là.
Alors les questions arrivent.
Inévitables.
Quand est-ce que c’est arrivé ?
À quel moment, exactement, est-ce que tout s’est arrêté ?
Où j’étais ? Qu’est-ce que je faisais à cet instant-là ?
Et tout à coup, une image me revient.
Claire. Intacte.
Un souvenir si précis qu’il m’en serre la gorge.
Ce matin-là, sur la plage de Panglao.
C’était tôt, le soleil venait à peine de se lever.
Il n’y avait presque personne.
Le sable était encore frais, l’air doux, l’eau calme.
Je m’étais assise face à la mer, seule, avec lui.
Je lui ai parlé.
J’ai posé mes mains sur mon ventre, et je lui ai dit combien j’étais heureuse de le porter.
Je lui ai demandé d’être fort, de rester accroché à la vie.
Je lui ai dit que je l’aimais déjà énormément, qu’il avait sa place ici.
Je me suis excusée aussi.
Je lui ai demandé pardon d’avoir envisagé l’avortement.
Je ne voulais pas qu’il garde cette trace de doute, comme une ombre dans sa mémoire.
Je lui ai décrit l’endroit.
La plage, la lumière, le silence.
Et puis tous les lieux qu’il avait déjà traversés avec moi depuis sa conception.
Je l’ai pris avec moi dans ce petit voyage raconté, intime, invisible.
Puis je suis entrée dans l’eau.
Transparente. Tiède. Immobile.
Mes mains sur mon ventre, je le berçais déjà.
Je lui ai offert son premier bain de mer.
Rien que pour lui.
C’était un moment suspendu.
Rien d’autre n’existait.
Juste lui et moi.
Aujourd’hui, je me demande.
Est-ce que c’était déjà trop tard ?
Est-ce que c’était ce jour-là, ou un autre ?
Je ne le saurai jamais.
Mais ce que je sais, c’est que je n’oublierai jamais ce moment-là.
Ce moment où je lui ai parlé pour la première fois vraiment.
Ce moment où je lui ai dit que je l’aimais, dans un langage que personne d’autre ne pouvait entendre.
Ce moment entre lui et moi, sur cette plage, dans cette eau claire, avant que tout ne s’arrête.
…
Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait.
Je n’avais été enceinte qu’une seule fois auparavant. C’était Roméo. Et tout s’était bien passé.
Alors cette fausse couche, je ne savais pas comment elle allait se dérouler.
Ni ce que j’allais ressentir.
Ni comment le corps s’y prend pour laisser partir un petit être qu’il a accueilli, même brièvement.
Une amie, en apprenant ce que je traversais, m’a appelée.
Elle en avait vécu plusieurs.
Elle m’a raconté la plus marquante, celle où elle avait littéralement senti l’œuf tomber dans les toilettes.
« Un plouf », m’a-t-elle dit, comme si le mot suffisait à résumer le vertige.
Et moi, je me suis figée.
Parce que dans ma tête, j’ai imaginé ce « plouf ».
Et surtout, ce qu’il implique.
Est-ce que ça veut dire que je vais tirer la chasse ?
Et que ce bébé que j’ai porté, même si peu de temps, va partir là, dans les égouts, avec les autres déchets ?
Est-ce que c’est ça, la fin ?
Impossible.
Rien que cette idée me révoltait, me terrifiait.
Alors j’ai décidé que ça ne se passerait pas comme ça.
Que je le récupérerais.
Que je trouverais un moyen, peu importe lequel.
Que je l’envelopperais. Que je lui donnerais un prénom.
Que je l’enterrerais quelque part, dans la terre, pas dans les tuyaux.
Je me moquais de ce que disait la loi,
de ce que pensaient les autres,
de ce qui était « habituel », « rationnel », ou « correct ».
Je voulais vivre cette fausse couche.
Pleine, entière, consciente.
Je voulais l’accompagner, comme on accompagne une âme en silence.
Et qu’elle laisse une trace.
Pas dans un dossier médical, mais dans ma vie.
Les premières contractions ont commencé un samedi soir.
Légères, mais bien là.
Mon corps me parlait.
Je le sentais se mettre en route.
Mon cœur aussi se préparait, sans trop savoir à quoi.
Je devais sortir ce soir-là, voir du monde.
Mais j’ai annulé.
Je voulais rester au chaud, seule.
Juste au cas où.
Le lendemain après-midi, les douleurs sont devenues plus nettes.
Encore supportables, mais bien présentes.
Nous avions invité des amies à passer à la maison.
Des retrouvailles douces, chaleureuses.
Le moment était parfait, presque étrange de justesse.
Je ne crois pas que je les oublierai un jour, ces heures-là.
Leur présence, leurs mots, leurs regards.
Comme si elles savaient exactement comment être là, sans envahir.
Et quand les premières gouttes de sang sont apparues,
j’ai hurlé.
J’ai pleuré.
Je me suis effondrée.
Elles sont venues.
Elles m’ont serrée fort.
Elles ont été là. Entières.
Les heures ont passé dans un rythme étrange.
Des câlins, des massages, une bouillotte chaude, des silences pleins d’amour.
Elles se sont relayées.
Et moi, je me suis sentie portée.
Puis la nuit est tombée.
Chacune est repartie, doucement.
La vie reprenait son cours, à l’extérieur.
Moi aussi, je suis allée me coucher.
Comme on se couche avant une tempête.
Mais une heure plus tard, les contractions sont revenues.
Plus fortes.
Plus rapprochées.
Et j’ai compris.
On parle de fausse couche.
Mais c’est un accouchement.
Pas le même. Mais pas si différent.
Le corps pousse, le corps expulse.
Et l’âme… l’âme, elle, fait ce qu’elle peut.
Elo m’avait dit : « Réveille-moi surtout, si ça ne va pas. »
Je voulais faire seule.
J’allais aux toilettes.
Je revenais me coucher.
Contractions.
Perte de sang.
Retour.
Puis elle s’est réveillée.
Elle m’a vue me tordre de douleur.
Elle m’a tendu les antidouleurs.
J’ai refusé.
Pas par orgueil.
Mais parce que je voulais ressentir.
Je voulais être présente.
Pas par masochisme.
Mais pour ne pas rater ce moment.
Pour ne pas rater mon bébé qui s’en allait.
Et puis, c’est arrivé.
Le fameux « plouf ».
Je l’ai entendu.
Et je suis allée le chercher.
Je l’ai récupéré.
Délicatement.
Je l’ai enveloppé dans un lange, comme on borde un nouveau-né.
Je l’ai posé dans une petite boîte.
J’irai l’enterrer, dans la forêt.
Je savais que je le ferais.
Et qu’il aurait un nom.
Et qu’il existerait, pour toujours, quelque part.
…
Ce n’était “qu’un embryon”… mais j’ai perdu bien plus que ça.
Avant de le vivre, je ne comprenais pas vraiment ce que signifiait une fausse couche.
Je pensais, comme tant d’autres :
“Ce n’était qu’un embryon… ça arrive… il y a pire, non ?”
Et c’est vrai, il y a toujours pire.
Mais ce que je ne savais pas, c’est à quel point cette perte — aussi invisible soit-elle — peut venir secouer chaque cellule d’une femme.
Maintenant, je sais.
Je sais ce que c’est de porter la vie et de sentir que cette vie s’est arrêtée, sans bruit, quelque part en moi.
Je sais ce que c’est d’avoir encore les symptômes, les nausées, les tiraillements… alors que le cœur ne bat plus.
Je sais ce que c’est d’attendre que le corps comprenne, qu’il laisse partir.
Et ce vide. Ce silence.
Cette attente insupportable du moment où tout s’écroule enfin, pour de bon.
Mais je sais aussi ce que c’est de vivre ce deuil dans un monde qui n’en parle pas, ou si peu.
Un monde qui te dit que ce n’était “pas encore un vrai bébé”.
Un monde qui ne voit pas ce que tu vis, et parfois, ne veut même pas l’entendre.
Et en traversant cette perte, j’ai compris quelque chose de plus grand.
J’ai compris que je ne découvrais pas la douleur : je la portais depuis toujours.
Depuis l’enfance, je crois.
Depuis ces jours où j’ai appris, doucement mais sûrement, à me taire.
À ne pas faire trop de bruit.
À ne pas déranger.
À ne pas pleurer trop fort, à ne pas réclamer.
À intérioriser.
À minimiser.
À sourire quand ça n’allait pas.
Et tout ça m’a suivie.
Année après année.
J’ai grandi avec cette idée que ma peine n’était jamais légitime, jamais assez grave.
Que d’autres souffraient plus.
Que moi, je devais encaisser.
Faire bonne figure.
Ne pas trop exister.
Et pourtant, au fond, je crois que j’espérais désespérément qu’on me voie.
Pas qu’on m’applaudisse.
Pas qu’on m’admire.
Mais qu’on me reconnaisse.
Qu’on me dise : “Oui, tu as le droit d’être là. Le droit de pleurer. Le droit de souffrir. Le droit de dire que c’est difficile.”
Le droit d’être. Tout simplement.
Alors cette perte, cette toute petite vie partie en silence, elle a réveillé tout ça.
Elle a ouvert la porte à toutes les douleurs passées que je n’avais jamais laissées sortir.
Elle a fait tomber les murs.
Et cette fois, je ne peux plus faire semblant.
Je ne veux plus me taire.
Je ne veux plus minimiser.
Parce que perdre un bébé — même minuscule, même silencieux — ce n’est pas “rien”.
C’est un bouleversement.
Un effondrement intime.
Un vide qui laisse une trace.
Une empreinte dans le cœur, dans le corps, dans le temps.
Et peut-être que c’est là, justement, que la guérison commence.
Dans le fait d’oser dire que c’était grand, même si c’était petit.
Que c’était précieux, même si ce n’était pas visible.
Que c’était une vie, même si elle n’a pas duré.
Et que moi aussi,
j’ai le droit de pleurer.
Le droit d’honorer.
Le droit de raconter.
Pas pour qu’on me plaigne.
Mais pour ne plus jamais m’effacer.
…
À Siloé,
mon petit être de lumière,
ma “Little Peanut”,
mon envoyé.
Tu es venu sans prévenir, tout en douceur,
et pourtant, en toi, tout semblait déjà juste.
Précis. Pur.
Ton nom n’a pas été choisi au hasard.
Siloé — comme la fontaine.
L’eau claire.
L’endroit où l’on se lave, où l’on voit plus loin, plus profondément.
C’est ce que tu as été pour moi.
Un reflet paisible dans les eaux agitées de ma vie.
Un éclat de conscience dans un moment de bouleversement.
Une révélation silencieuse, mais immense.
Tu étais si petit…
Une petite cacahuète d’amour nichée contre moi.
Et même si ton cœur s’est arrêté,
le lien, lui, ne s’est jamais rompu.
Je crois que tu étais là pour cela.
Pas pour rester longtemps,
mais pour marquer un passage.
Pour ouvrir une porte en moi.
Pour réveiller une mémoire.
Pour me rappeler ce qui compte.
Tu m’as appris à écouter autrement.
À regarder l’invisible.
À faire de la place.
Et à dire au revoir, sans oublier.
Aujourd’hui, je te laisse partir.
Pas dans l’oubli.
Mais dans la lumière.
Tu es ailleurs maintenant —
quelque part entre les étoiles et l’eau.
Et dans chaque goutte de pluie,
dans chaque éclat de douceur,
je saurai que tu es passé par là.
Siloé,
tu es mon secret précieux.
Mon doux miracle.
Et l’un des plus grands apprentissages de ma vie.
Je t’honore.
Je te remercie.
Et je continue,
avec un cœur transformé,
un ventre qui se souvient,
et une âme qui sait.
« The End… »