29 octobre, Sadhana Forest.
Réveil brutal à 3h30. Encore tout engourdis, nous nous dirigeons vers l’aéroport pour notre vol à 7h50, direction Chennai. Le vol se passe sans encombre, et nous atterrissons à 9h20. Une petite victoire.
À peine débarqués, je commande un Uber. Mais dans cette ville en ébullition, rien n’est jamais simple. Une voiturette électrique nous emmène d’abord jusqu’au point de départ des taxis, et je peine à repérer notre chauffeur au milieu de la foule désordonnée. Au téléphone, il ne parle que trois mots d’anglais, et nos échanges sont un vrai challenge.
Soudain, un inconnu s’approche avec assurance : « Laissez-moi vous aider ! » Je lui tends le téléphone, soulagée, pensant qu’on est enfin sur la bonne voie. Quelques minutes plus tard, le chauffeur est là, garé devant nous. Ouf.
Mais avant même de monter, mon « sauveur » me réclame de l’argent pour son aide ! Ahurie, je claque la porte de la voiture. Quel toupet !
Et ce n’est que le début… Le chauffeur, lui, me demande d’ajouter au tarif les péages (soit) mais aussi un soi-disant « permis d’entrée ». J’ai un doute, mais, fatiguée d’argumenter, j’accepte. Quelques jours plus tard, j’apprends que les 1000 roupies pour ce fameux permis ? Pure arnaque. Bienvenue à Chennai ! Et c’est parti pour 2h30 de trajet.
Sadhana Forest, ce lieu presque utopique qui m’avait émerveillée dès que j’en avais entendu parler. Un espace dédié à la reforestation, à la vie en communauté, et à l’harmonie avec la nature, où l’enfant est au cœur de la vision du monde qu’ils portent. Ils m’avaient même écrit que, sans les enfants, cet espace ne serait pas le même… Dès cette découverte, j’avais su qu’il fallait que je le voie de mes propres yeux. Cette forêt avait même été l’étincelle du voyage que nous entamions avec mon fils – une sorte de retour aux sources.
Sortis du taxi. Je découvre enfin ce panneau que je chérissais sur Instagram depuis des mois, et un sourire me vient malgré moi.
Les arbres imposants cachent des chemins ombragés qui semblent inviter à les suivre. En fond sonore, une chorale d’oiseaux accompagne chaque pas, tandis que l’odeur de la terre chaude et humide monte du sol comme un murmure de la terre mère.
Des chiens somnolent négligemment, nous toisant du coin de l’œil au bruit de nos pas, pendant que le garde nous observe d’un regard impassible. Je m’attendais à quelque chose de plus chaleureux.
L’air est tellement lourd que chaque respiration semble ralentir, enveloppant le lieu d’une atmosphère pesante. Cette chaleur inhabituelle, presque froide, semblait révéler une dissonance imperceptible. Peut-être ai-je trop idéalisé cet endroit… Étrange, me dis-je, légèrement décontenancée.
Ici, à Sadhana Forest, tout tourne autour de la nature et du respect de l’environnement. Situé près d’Auroville, ce projet écologique est dédié à la reforestation et à la préservation de l’eau. Chaque année, des volontaires venus des quatre coins du globe participent à cette expérience communautaire et soutiennent une démarche durable. Le quotidien y est simple et minimaliste : toilettes sèches, douches en plein air, et une alimentation 100% vegan pour réduire l’empreinte écologique. Je m’attendais à un lieu vibrant et accueillant, une sorte de refuge… mais pour l’instant, ce que je ressens est plus troublant.
Enfin, nous pénétrons dans ce sanctuaire. Les huttes en bois sombre, montées sur pilotis et coiffées de toits en pointe, présentent des ouvertures simples enrichies de tissus légers, comme des rideaux naturels. Les bénévoles autour de nous se déplacent d’un pas rapide et silencieux, leurs visages concentrés laissant planer une atmosphère étrange, presque fermée.
Une des responsable du lieu nous invite à nous installer dans la hutte principale pour déjeuner avec eux. Vraiment, on peut manger avec vous ? Je pose la question tout en ressentant une certaine gêne, comme si je me cachais quelque chose, sans savoir quoi.
La hutte principale, avec son toit recouvert de feuilles de cocotier, et en son centre un large espace de circulation, laissant place à un va-et-vient animé de bénévoles distribuant les assiettes aux invités et aux personnes de la communauté. Nous sommes installés à même le sol, une structure de bâtons en teck liés par des fibres naturelles. Assis sur des coussins de sol aux teintes roses et oranges vieillis, patinés par le temps, nous sentons l’odeur humide qui circule autour de nous.
J’observe Roméo qui, pendant que je me questionnais intérieurement sur mes premiers ressentis, déambulait paresseusement, le regard réservé et le visage peu ouvert. Nos assiettes parfumées dégageaient des odeurs chaleureuses d’épices et d’herbes fraîches : un bol de soupe de pois chiches, du riz moelleux à la chair de noix de coco, une salade de tomates et de concombres à la coriandre, le tout accompagné de petits haricots verts à la noix de coco. Un repas simple mais toujours coloré, où les ingrédients changeraient à chaque fois.
Avant chaque repas, il y a un rituel bien établi : on attend que tout le monde soit servi, la cuisine est remerciée, les nouveaux arrivants sont accueillis individuellement, les responsables annoncent les éventuels évènements du jour et finalement, un moment de silence collectif.
Le repas est un vrai délice, 100% vegan. Même si je n’adhère pas à cette philosophie stricte, je prends plaisir à manger ses plats. Ils sont un délice pour les papilles, parfumés à souhait et très variés. Roméo savoure ce repas qu’il trouve délicieux, et pour preuve, il me dit, un sourire aux lèvres : « Maman, j’en veux encore ! »
Premiers échanges, premières questions : d’où venez-vous, comment avez-vous entendu parler de Sadhana Forest, pourquoi êtes-vous ici, combien de temps restez-vous? Ce sont presque toujours les mêmes questions, répétées des dizaines de fois. Inconsciemment, je mets de la distance. Bien que les interactions en groupe soient un défi constant pour moi, en tête à tête ou à deux, trois, je me sens plutôt à l’aise. Ici, un sentiment sonne faux, comme une convivialité de surface.
Après le repas, la responsable nous invite à la suivre pour procéder au check-in. La durée de l’engagement varie selon la nationalité (indienne ou étrangère), l’âge, et le fait de venir seul ou en famille. Pour ma part, elle est de 4 jours. Celle des étrangers est de 10 jours minimum.
Nous sommes tenus à effectuer plusieurs « seva » par jour. Seva, qui signifie « service désintéressé » en sanskrit, est une pratique issue des traditions spirituelles indiennes. A Sadhana Forest, elles consistent en la participation aux activités quotidiennes de la communauté : planter des arbres, s’occuper des infrastructures, cuisiner ou nettoyer.
Nous devons en effectuer 2 par jour, avec une troisième ajoutée trois fois par semaine et une seule le weekend. En gros, cela représente environ 35h de « travail » par semaine. Etant donné que je suis seule avec Roméo, ma contribution sera d’une seva par jour.
En échange de notre participation, nous sommes logés, mais devons contribuer aux frais de nourriture (10 € par jour pour Roméo et moi), payables à l’avance et non remboursables. Cette règle soulève une réflexion, bien que compréhensible d’un point de vue logistique, elle crée une sorte d’emprise sur les bénévoles. Bien que chacun soit libre de partir à tout moment, le caractère non remboursable du paiement peut peser sur la décision et compliquer ce choix. Surtout dans une organisation comme celle-ci, à but non lucratif, où les idéaux prônés semblent parfois entrer en contradiction avec une valeur importante à mes yeux : la liberté. Je ne peux m’empêcher de me demander : la vie en communauté devrait-elle vraiment avoir un prix ?
Vient le moment du tour des lieux, guidé par un bénévole qui nous explique la logistique. Le lavage des mains se fait avec un récipient verseur et un pot percé en guise de robinet, le savon étant biodégradable.
Les toilettes sèches, ingénieuses avec leur séparation de l’urine et des matières solides, utilisent de la sciure pour absorber l’humidité et maîtriser les odeurs. Un système écologique certes, mais suffisamment intimidant pour que l’on se demande si l’effet constipant n’est pas leur véritable atout secret. 😂
La ‘douche’ est en réalité un grand seau d’eau froide à remplir 10 mètres plus loin et à rapporter dans une cabine en tôle. Un système qui, selon moi, reste assez limité, surtout compte tenu du travail fourni par les bénévoles et des défis que cela pose aux personnes ayant moins de force.
Enfin, nous arrivons à notre hutte, où nous attendent un matelas au sol et une moustiquaire prête à tester notre bravoure nocturne. Certaines huttes ont même une ‘douche’ particulière, un luxe que seules les familles semblent mériter — sans doute pour leur donner un avant-goût de la vie royale en pleine jungle. 😅
La tension atteint son comble, et je craque, submergée par la tristesse. Le manque de confort, l’hygiène sommaire, la moustiquaire trouée, l’humidité constante et la fatigue m’envahissent. L’idée de vivre ainsi pendant des semaines, dans un lieu où je ne me sens pas à ma place, me pèse. Roméo, lui aussi, n’est pas dans son élément sans enfant de son âge. La panique monte : suis-je trop attachée au confort ? Je me sens perdue et incapable, luttant contre ce tourbillon de questions et me disant qu’il faut tenir, même si tout en moi crie le contraire. Réconfortée par deux amies, je trouve un apaisement temporaire ; elles me rappellent que ce voyage n’a pas à être une épreuve, que je peux profiter et changer d’avis. Pourtant, la désillusion face à ce lieu reste lourde à accepter. Avec l’arrivée prochaine de ma maman pour trois semaines, je compte les jours, mais la panique revient : je pourrais y arriver, mais au fond, je n’en ai pas envie. L’effort et le sacrifice me paraissent accablants.
Le lendemain, une fois les émotions retombées, je décide d’en parler à ma maman. Elle me rassure immédiatement et me dit que ce n’est pas grave. Elle insiste sur le fait que la seule chose qui compte, c’est que Roméo et moi nous sentions bien. Bien que je m’y attendais, entendre ces mots a déclenché en moi un profond soulagement. C’était comme si j’avais besoin de cette validation pour me déculpabiliser, pour alléger ce poids que je portais sans trop savoir pourquoi.
Un événement incroyable s’est produit. Ma maman, qui avait réservé son billet il y a des mois, cherchait à l’annuler, ce qui semblait presque impossible. En fouillant dans ses courriers indésirables, elle découvre un email de la compagnie aérienne, daté de 15 jours plus tôt, annonçant l’annulation de ses correspondances. Elle pouvait annuler et être remboursée intégralement. Nous étions stupéfaites : une telle coïncidence semblait orchestrée par le destin, comme une confirmation que ma décision était juste. Le “hasard” prenait des allures de signe, une preuve que la vie nous guide toujours.
Face à cette révélation et au soulagement qui l’accompagne, ma décision devient évidente : nous ne resterons pas ici les deux mois que j’avais initialement prévus. Beaucoup d’entre vous savent que je n’avais presque rien planifié pour ce voyage, hormis ce séjour à Sadhana Forest. Cette expérience m’a appris qu’il était temps de cesser de prévoir trop à l’avance et de simplement suivre le courant, étape par étape. C’est une leçon précieuse que je retiens encore une fois.
Après réflexion, j’ai décidé de prendre un nouveau départ en Thaïlande. Mais d’abord, nous passerons quelques jours à Pondichéry pour nous reposer, reprendre notre souffle, et envisager la suite avec plus de légèreté.
Pour résumer ces quatre jours passés ici et partager mes impressions : j’ai effectué une seva par jour, principalement en cuisine. J’ai eu l’occasion de discuter avec de nombreuses personnes aux profils variés : des volontaires engagés pour un an, des familles, des Indiens de différentes castes, des étrangers venus de divers horizons. Ce qui ressortait de ces échanges était fascinant et révélateur. Certains prenaient leurs tâches très au sérieux, adoptant une attitude autoritaire, mais restaient anxieux à la moindre « erreur ». D’autres semblaient adhérer pleinement à la philosophie du lieu, mais dégageaient une impression de décalage, comme s’ils suivaient un chemin imposé, coupés de leur essence et espérant trouver ailleurs ce qu’ils ne pouvaient obtenir chez eux. Il y avait aussi ceux de passage, curieux de vivre cette expérience pendant quelques jours seulement.
D’autres encore ne parvenaient pas à s’adapter, trouvant les conditions trop rudimentaires par rapport à l’intensité du travail demandé. Cependant, certains s’épanouissaient réellement ici, et cela se voyait. Les familles qui vivaient là depuis longtemps, dont les enfants avaient grandi dans la communauté, dégageaient une sérénité touchante et inspirante. Quant aux fondateurs, ils restaient accessibles et portaient un projet indéniablement impressionnant. Roméo, malgré tout, s’est bien adapté : il a fait des rencontres, passé du temps avec des adultes et des petits enfants, et parlait tantôt en français, tantôt en anglais. Il participait au service des assiettes lors des repas, et le voir ainsi, actif et impliqué, apportait un certain apaisement, même si je savais qu’il n’était pas pleinement dans son élément.
Pourtant, des questions subsistent. L’hygiène sommaire et les conditions de vie spartiates sont-elles compatibles avec le travail dur et constant fourni par les bénévoles ? Peut-on justifier ce dévouement dans un cadre où le confort est si limité ? Où se situe la frontière entre un engagement communautaire enrichissant et une forme de contrainte qui bride la liberté ? Lorsque j’ai demandé s’il était possible de passer une nuit en dehors du centre le samedi, la réponse négative, justifiée par la préservation de l’engagement pris, a été un déclencheur. C’est à ce moment-là que j’ai compris que mon chemin devait continuer ailleurs.
Ces communautés, présentes aux quatre coins du monde, incarnent une utopie séduisante, prônant des idéaux engageants et porteurs d’espoir. Pourtant, malgré leur noble vision, elles révèlent souvent des limites. Jusqu’où l’engagement peut-il aller avant de frôler l’exploitation, voire une forme moderne d’esclavage ? Être bien avec soi-même, peu importe l’endroit ou la communauté, devient alors un défi face aux contradictions entre l’idéal et la réalité vécue.
Cette réflexion me ramène à un panneau vu au Népal : « La vie, ce n’est pas attendre que l’orage passe, c’est apprendre à danser sous la pluie. » Cette phrase illustre parfaitement le cheminement personnel nécessaire dans ces contextes. Le véritable bien-être ne dépend pas seulement du lieu ou de l’idéologie que l’on suit. Il s’agit de trouver son équilibre intérieur malgré des conditions imparfaites et une société aux contradictions évidentes. Cette capacité à « danser sous la pluie » nous aide à naviguer entre idéaux et réalité tout en préservant notre intégrité et notre paix intérieure.
Conclure sur l’Inde, c’est reconnaître la complexité d’un pays immense, avec sa diversité de langues – où l’anglais est souvent le langage de connexion entre les habitants –, et ses contrastes saisissants. J’ai été frappée de voir à quel point les Indiens voyagent dans leur propre pays, un pays dont la taille et la population défient l’imagination. Mais avec ces vastes étendues viennent aussi des réalités brutales : pollution, saleté, décharges à ciel ouvert et des odeurs parfois à réveiller un éléphant endormi. Pondichéry a été l’apothéose de notre expérience chaotique : un accueil désastreux qui a scellé notre départ anticipé. L’hôtel où nous avons atterri arborait des draps perforés dignes d’une passoire, et après l’avoir signalé, on m’a en gros invitée à « prendre la porte ». Pas besoin de le dire deux fois ! Ajoutez à cela un taxi aussi agréable qu’une porte de prison et trois heures d’attente pour un café noir finalement imbuvable… Pondichéry et l’Inde c’était plié.
Mais tout n’était pas sombre, bien au contraire. La nourriture, par exemple, est un festival de saveurs que nous avons adoré à chaque bouchée. Goa a été une bouffée d’air frais malgré ses imperfections : les moments passés à la plage et les fous rires partagés avec mon amie ont apporté une légèreté bien nécessaire. Voir Roméo jouer dans le sable et sentir la brise marine était apaisant. Un immense merci à ma famille et à mes amies pour leur soutien indéfectible tout au long de cette aventure. Je sais que ma vision de l’Inde est subjective, influencée par mes émotions, le contexte particulier d’y être avec un enfant, et probablement aussi mon âge. Rien de tout cela n’est une vérité universelle, juste le reflet de mon expérience. Comme le disait mon professeur de PNL : « Il y a autant de vérités que de personnes dans le monde », et je trouve cette phrase tellement juste. L’Inde, avec toute sa richesse et ses contradictions, m’a offert une leçon inoubliable : savoir accepter l’imprévu et avancer, peu importe ce qui se dresse sur notre chemin.
Je vous retrouve très vite en Thaïlande !