Cela fait des semaines, des mois même, qu’à chaque fois que je monte sur mon tapis, rien ne se passe. Ce tapis, cet espace sacré. Autrefois, il m’a fait découvrir des parties de moi que je ne soupçonnais pas, des capacités que je ne croyais pas avoir. Aujourd’hui, il ne fonctionne plus comme avant, il semble avoir perdu de sa magie. Je démarre et, pendant quelques secondes, tout semble encore possible. Puis, soudain, le poids de l’abandon m’assaille. Lentement, l’envie vacille, s’étiole et finalement se meurt, comme une fleur privée de lumière.
Je ressens alors une amertume, un goût âcre qui semble remonter de mes entrailles pour s’accrocher à ma gorge, me laissant avec une vision de moi que je n’aime pas. Cette image me dérange. Ce n’est pas seulement cette non-envie. C’est ce qu’elle dit de moi. Comme un abandon — pas seulement de cette pratique, mais quelque chose de plus grand. Quelque chose de moi. Je me demande alors : ce tapis, cet espace autrefois sacré, a-t-il réellement perdu de sa magie ? Ou est-ce moi qui ai cessé d’y croire ? Un peu comme si j’avais perdu le mode d’emploi, que le bouton « on » avait cessé de fonctionner.
Et pourtant, une phrase me revient sans cesse depuis plusieurs mois : si tu forces, c’est que ce n’est pas le bon chemin.
…
Cette graine a été plantée en moi il y a six ans, lors d’un voyage à Bali. Un jour, alors que je portais un t-shirt de sport qui disait « Fight for it », la personne qui avait monté ce lieu dans lequel j’avais choisi de me ressourcer m’avait posé une question :
« Fight for what exactly ? Fight for Life ? »
Cela a eu l’effet d’une bombe en moi. Bien évidemment, au début, je l’ai regardé de travers. Je me souviens d’un sentiment profond qui m’a traversé à ce moment-là : la révulsion. Comment ça ? Es-tu en train de remettre en question une croyance profondément ancrée en moi ? Oui, bien sûr qu’il faut se battre dans ce bas monde, sinon tu crèves, c’est la loi du plus fort, c’est la loi de l’évolution humaine même.
Cette phrase m’a longtemps dérangée, mais aujourd’hui, elle commence à prendre sens pour moi. Si tu forces, c’est que justement ce n’est pas le bon chemin. Que l’acharnement est vain. Que toute chose qui doit entrer dans ta vie le fera de manière naturelle, sans douleur, sans effort.
Et pourtant, une autre interrogation me vient. Je me demande si ce mantra est une véritable leçon que j’ai intégrée, ou si parfois je m’en sers encore comme excuse pour ne pas agir. Est-ce dans notre nature de faire des efforts? Et quand on décide d’arrêter d’en faire, est-ce que cela veut dire qu’on abandonne, qu’on s’adonne à un laisser-aller, comme on s’avachit sur un canapé à l’idée d’entreprendre une tâche trop lourde pour nous? Ou peut-on accepter ces moments de stagnation, en attendant patiemment l’épiphanie qui finira par venir ?
…
Depuis l’enfance, on m’a dit que faire un effort, c’était grandir, que rien n’arrivait sans un peu de volonté. Que la discipline était primordiale. Ce mot, discipline, m’évoque un sentiment très contrasté en moi, une dichotomie puissante. D’un côté, j’y vois un ancrage, un respect du rythme, une source de calme et d’apaisement. Et de l’autre, j’imagine des esclaves s’acharnant à trimer, menacés par des coups de bâton incessants, leurs maîtres debout, se croyant tout-puissants.
Mes mots sont forts, mais ils reflètent l’intensité de cette dichotomie en moi. Ce tiraillement m’habite, comme une tension constante, muette et oppressante. Parfois, j’ai envie d’hurler : Arrêtez d’imposer vos diktats ! Et je me perds, entre ces injonctions contraires, incapable de savoir quel chemin est réellement le mien.
Et pourtant, il y a des moments où l’effort, la rigueur, m’enjouent. Quand je suis accompagnée, tout devient plus simple. La présence de quelqu’un à mes côtés transforme cet effort que je redoutais en une expérience plus légère, plus agréable. Je me motive, je fais ma séance, et j’en ressors à chaque fois avec un sentiment de profonde satisfaction. Je me sens alignée, apaisée, plus forte. Tout devient juste.
Pourquoi l’effort partagé semble-t-il si fluide, alors qu’il me pèse tellement quand je suis seule ? Est-ce le soutien implicite de l’autre, son énergie, ou simplement l’idée de ne pas affronter seule mes résistances ? Dans ces instants-là, l’effort ne ressemble en rien à une contrainte : il m’élève, il me nourrit.
Et pourtant, ce n’est pas seulement avec moi-même que ce tiraillement se joue. Je le ressens aussi dans mes relations, là où mon désir de laisser-faire se heurte souvent à ma peur de perdre le contrôle. Comme avec Roméo.
…
Mais l’effort ne prend pas toujours la forme que l’on imagine. On parle souvent d’effort physique, de la discipline du corps, ou de cet acharnement mental à atteindre nos objectifs. Mais il existe un autre type d’effort, plus invisible, plus insidieux : celui de laisser les choses être, sans intervenir, sans contrôler. C’est un effort bien plus difficile que de transpirer sur un tapis de yoga. Je le vis chaque jour, parfois sans même en être consciente. Et puis, il y a ces moments où tout explose en moi, où ce tiraillement devient insupportable, comme cet après-midi où j’ai regardé mon fils, hypnotisé par son écran.
Je l’observe du coin de l’œil, assis là, le dos voûté, les doigts s’agitant frénétiquement sur l’écran. Il est complètement absorbé. Je devrais lui dire quelque chose, mais je reste immobile. Les mots coincent quelque part entre mon cœur et ma gorge. Peut-être est-ce ma propre culpabilité qui m’enchaîne. Il n’a jamais eu cette liberté avant. J’ai toujours contrôlé son temps d’écran avec une rigueur presque militaire. Et aujourd’hui, le voir en abuser ainsi me donne un goût amer. Est-ce une réaction ? Une revanche ? Je ne sais pas.
Je me sens perdue. Ai-je eu tort de lever le contrôle parental ? Avait-il besoin de ce cadre, de ces limites, pour se sentir en sécurité ? Ou bien est-il en train de tester cette nouvelle liberté, comme on teste l’eau avant d’y plonger complètement ? Je ne sais pas ce qu’il ressent, et je crois que c’est cela qui me ronge le plus : cette incapacité à comprendre, ce mur invisible entre son monde et le mien. J’aimerais qu’il m’explique, qu’il me dise ce qui l’attire autant, ce qu’il espère trouver derrière ces images mouvantes, ces jeux, ces vidéos. Peut-être n’y a-t-il rien à expliquer, finalement. Peut-être que ce n’est que moi qui complique tout, là où lui est simplement en train d’être.
Mais pour moi, c’est tout sauf simple. Pour moi, c’est un champ de bataille. D’un côté, le désir de le protéger, de ne pas le laisser se noyer dans un monde qui lui échappe. De l’autre, l’envie presque viscérale de lui faire confiance, de ne pas être ce parent qui serre trop fort, jusqu’à briser ce qu’il essaie de construire. Roméo et le tapis me demandent-ils la même chose ? Arrêter de forcer, arrêter de chercher à tout comprendre, à tout résoudre. Accepter que certaines choses prennent du temps, qu’elles s’équilibrent d’elles-mêmes. Que tout n’a pas besoin d’être cadré, maîtrisé, pour avoir un sens.
Ce tiraillement avec Roméo n’est-il pas le reflet de quelque chose de plus vaste? Ces injonctions anciennes, invisibles, qui nous poussent à mériter, à lutter, à prouver notre valeur, sans jamais nous autoriser à nous arrêter.
…
C’est dans ces injonctions que prennent racine des croyances que l’on ne questionne plus. Ces phrases qu’on entend encore et encore, comme des vérités absolues : « Il faut souffrir pour être belle » ou « Il faut travailler dur pour obtenir quelque chose de valable. » Ces croyances se transmettent, gravées dans nos esprits comme des vérités immuables. Elles façonnent nos comportements, souvent sans que nous en soyons pleinement conscients.
Elles ne se limitent pas à la beauté ou au travail ; elles s’insinuent partout, jusque dans ma pratique du yoga. Comme si chaque bienfait devait se mériter, ne pouvant exister que dans la douleur ou l’effort.
Certaines personnes y adhèrent totalement, s’y sentent peut-être même confortables. Mais pour moi, c’est l’inverse. Ces croyances m’oppressent, m’étouffent presque, me rendant leur présence quasiment insupportable.
Est-ce qu’il serait temps de questionner ces voix? De cesser d’agir pour répondre à des attentes extérieures, et d’apprendre, enfin, à agir pour soi. À retrouver un sens plus simple, plus vrai, à l’effort.
…
Et si demain, au lieu de monter sur ce tapis avec une intention précise, je le faisais juste pour être là, pour ressentir ce moment, sans attente? Rien à accomplir, rien à réussir. Peut-être que le yoga, cette pratique que j’ai tant aimée, aurait simplement besoin de silence, comme une pause dans une relation trop exigeante. Peut-être qu’il a besoin de prendre une forme différente.
Le yoga c’est peut-être cela : écouter sa petite voix intérieure, suivre son propre chemin. Il n’y a pas besoin de forcer, ni de s’obliger à pratiquer des asanas physiques, transpirer ou chercher la satisfaction qu’une telle séance procure. Mais juste un espace de retour à soi, où l’on apprend à s’écouter et à s’accepter.
Le mot Yoga vient du sanskrit, et sa racine yuj signifie « joindre », « attacher », ou « unir ». À l’origine, le yoga représente une union : celle du cosmos et de l’esprit, de l’individu et du cosmos, ou encore de l’ego et du soi supérieur. Mais cette définition n’est pas qu’une notion lointaine ou mystique. Elle éclaire ce que le yoga peut être pour moi aujourd’hui : une quête d’équilibre, non pas entre des postures parfaites, mais entre mes propres contradictions. Entre ce que je contrôle et ce que j’accepte de laisser aller. Entre ce que je veux et ce que je suis prête à accueillir.
Cette union n’a pas de forme figée. Elle peut se glisser dans les gestes les plus simples. Comme cette femme qui, chaque jour, arrose scrupuleusement ses plantes, le sourire aux lèvres. Pas parce qu’on lui a dit qu’il fallait le faire tous les jours, mais parce qu’elle comprend leur nature, qu’elle leur est attentive, et en union avec elles. Peut-être que, pour elle, c’est une forme de yoga : une manière de prendre soin, de se connecter à ce qui est vivant, avec douceur et constance.
Peut-être que c’est là l’essence du yoga : un équilibre entre attention et intention, entre être et faire, entre le monde extérieur et ce qui vibre en nous. Une danse subtile, où l’effort et le lâcher-prise se rejoignent, et où l’on finit par découvrir qu’ils n’ont jamais été opposés, mais profondément liés.
…
Les chats, par exemple, me fascinent. Leur vie semble si simple, presque spirituelle. Ils s’étirent, se reposent, jouent, et recommencent. Quand on les observe vraiment, on a l’impression qu’ils vivent sur un autre plan d’existence que le nôtre, constamment en état méditatif. Ils ont cette capacité à être dans l’instant, refusent de se plier aux attentes extérieures. Sommes-nous si différents d’eux, ou avons-nous simplement oublié que nous pouvons, nous aussi, vivre sans toujours forcer ? Peut-être que cette simplicité, est une forme d’intelligence que nous, humains, avons oubliée dans notre quête de productivité et de contrôle.
Quand je les observe, je me demande : qu’ont-ils que je n’ai pas ? Comment parviennent-ils à rester là, sans effort, simplement présents ? Et pourquoi, chez moi, tout doit être si compliqué, si bruyant, comme un moteur qui ne veut jamais s’arrêter ? Mon cerveau, lui, refuse de s’arrêter. Est-ce que je vous ai déjà dit ça ? Il tourne à mille à l’heure. Une pensée en chasse une autre, des questions surgissent, se bousculent, s’empilent comme une pile de livres qu’on ne finira jamais de lire. Et depuis que nous voyageons, c’est encore pire. Comme si ce mouvement extérieur amplifiait ce tumulte intérieur. Chaque nouveau lieu, chaque rencontre, chaque détail me pousse à réfléchir davantage, à remettre en question ce que je croyais certain. Est-ce que j’en fais trop ? Est-ce que je m’égare ?
Est-ce cela le voyage ? Peut-être que ce chaos apparent, cette mer intérieure qui refuse de se calmer, est en fait la clé de quelque chose. Un miroir grossissant qui me force à regarder ce que je ne voulais pas voir. Et si je cessais d’attendre des réponses ? Et si j’apprenais juste à accueillir même le chaos.