Deborah Lesne
Soins Holistiques

Massage Ayurvédique

Deborah Lesne
Soins Holistiques

Massage Ayurvédique

L’héritage

C’est par un jour nuageux que je décide de nous emmener au Big Bouddha de Phuket. Ce matin-là, une certaine lassitude m’habitait. Pas une tristesse franche, mais ce genre d’ennui diffus qui s’installe quand les jours, même dans un lieu étranger, finissent par se ressembler un peu trop. Nous sommes en scooter, et je réalise vite que la route est très différente de ce que j’avais connu lorsque je vivais ici. Plus de monde, plus de constructions, plus de bruit. Tout semble s’être densifié, accéléré. Je peinais à repérer les lieux que je fréquentais autrefois. C’était étrange, presque inquiétant. Je me sentais perdue au milieu de ce paysage devenu méconnaissable.

Big Bouddha se trouve tout en haut d’une colline. Nous serpentons cette route sinueuse, bordée d’échoppes locales, de restaurants qui, parfois, dévoilent des vues spectaculaires sur la mer d’Andaman. L’air est chaud et humide, chargé des odeurs de végétation tropicale et de nourriture fumante qui s’échappent des petits restaurants de bord de route.

Roméo, lui, est ravi de cette balade. Il est particulièrement bavard quand nous sommes en scooter, un de ces moments où ses mots coulent sans effort, m’ouvrant une fenêtre sur ses pensées. Ces moments-là me touchent beaucoup. Je vois mon enfant grandir, et je remarque combien nos conversations évoluent avec le temps. Et depuis le début de ce voyage, c’est encore plus flagrant. Ce jour-là, il s’écrie : « Maman, fais attention, il y a un nid de poule ! » en pointant du doigt avec une urgence presque comique. Une seconde plus tard : « Oh regarde maman cette grosse montée qui nous attend, walalala ! » Il s’est accroché à moi tel un petit singe, son rire résonnant dans mon dos.

Sur cette route, des panneaux accrocheurs invitaient à faire une halte. « Venez toucher les tigres! » Les photos affichaient des enfants accompagnés de leurs parents, posant fièrement aux cotés de ces animaux majestueux. J’entends Roméo qui me dit : « Maman, je veux aller voir les tigres, je veux les toucher, juste une fois! » Je l’écoute, partagée entre la tendresse pour son émerveillement, et un profond agacement. Comment lui expliquer que ce qu’il voyait comme une expérience extraordinaire, cachait une réalité beaucoup plus sombre ?

J’en profite pour entamer une discussion, pour nourrir sa prise de conscience.
— Chéri, tu sais comment les tigres arrivent ici ? Ils ne vivent pas dans la nature. Bien souvent, on les arrache à leur mère quand ils sont encore tout petits, puis on les amène ici, dans des cages, où ils passent leur vie entière enfermés derrière des barreaux.
— Mais pourquoi ils font ça maman ?
— Parce que ça rapporte de l’argent, mon fils. Les gens paient pour ça, pour les toucher et se prendre en photo en leur compagnie. Et tant qu’ils continueront, rien ne changera. Tu vois pourquoi je refuse de participer ?

Quelques kilomètres plus loin, nous sommes tombés sur un autre site, cette fois avec des éléphants. Je savais que la halte serait difficile, mais je voulais que Roméo voit les choses par lui-même. Ils étaient immenses, majestueux, avec cette allure presque irréelle que seuls les éléphants possèdent. Mais il y avait quelque chose de répugnant dans cette scène. Il suffisait de regarder leurs pieds pour que cette magie s’effondre. Leurs chaînes brillaient au soleil, réduisant leurs pas à un carré de poussière. Les touristes s’agglutinaient autour d’eux, riant, prenant des photos, caressant leur peau rugueuse, comme si c’était un jeu. Quelle tristesse. Cet endroit me faisait mal, je sentais mon cœur se resserrer dans ma poitrine.

Je dis alors à Roméo :
— Regarde, tu vois leurs pieds? Ils sont enchaînés, comme des esclaves. Ils ont juste un carré pour marcher, se reposer, manger, et attendre un autre touriste. Tu crois qu’ils sont heureux comme ça ?
Il m’a regardée, son sourire effacé :
— Non maman.

Je suis indignée par ces pratiques, encore tolérées aujourd’hui. Elles continuent d’exister parce que trop de personnes décident de détourner le regard, refusant d’affronter une réalité bien trop dure. Ces touristes, peut-être naïfs, peut-être simplement indifférents, cherchent probablement à remplir leur journée, à cocher une case de plus sur leur liste des « trucs incroyables à faire », à prendre une photo qu’ils pourront exhiber sur Instagram. Mais, à quel moment peut-on accepter cela ? Comment peut-on payer pour grimper sur leur dos, alors qu’ils vivent enchaînés, privés de tout ce qui fait leur nature ?

En repartant, je repensais à ma propre enfance. Moi aussi, à son âge, je crois que j’aurais voulu monter à dos d’éléphant ou poser avec un tigre. Mais ce n’est pas la faute des enfants. C’est à nous, adultes, de les guider, de leur apprendre à voir derrière la façade. Et ce jour-là, en voyant Roméo baisser les yeux et me dire « Non maman. » j’ai su qu’il avait compris.

Arrivés en haut, l’accès au site semblait bloqué. Des barrières de chantier, rouillées et bancales, bloquaient le chemin vers le parking principal. Étrange me dis-je, mais je continuai, comme tout le monde, vers un autre parking.

En arrivant près de l’entrée, une employée montrait du doigt un panneau explicatif à une touriste. Je m’approchai pour lire à mon tour : le Big Bouddha était fermé, suite à des éboulements de terrain, pour une durée indéterminée.

Un peu plus tard, j’appris que le site avait subi des dégâts très importants quelques mois auparavant, causés par des pluies diluviennes. Les glissements de terrain avaient emportés une partie de la colline, coûtant la vie à plusieurs personnes. Cette idée me glaça : derrière la majesté de ce monument, il y avait des vies perdues, des familles brisées. Et, plus encore, ces tragédies portaient la marque de la responsabilité humaine.

La construction du site avait joué un rôle direct dans ces glissements de terrain. Le monument avait été érigé en dehors des zones autorisées, sur une colline dont les sols étaient trop fragiles pour supporter une telle structure. Cela me renvoyait à un contraste frappant avec ce que nous connaissons en France. On râle souvent contre les permis de construire interminables, les règles tatillonnes. Mais ici, il devenait évident que l’absence de cadre pouvait avoir des conséquences tragiques. Cette démesure, cette volonté humaine de conquérir des espaces qui ne nous appartiennent pas, quitte à défier les lois de la nature.

En quittant le site, je n’arrivais pas à chasser cette pensée : pourquoi l’humain semble-t-il si souvent choisir l’égoïsme et la destruction ? Cette question me hante depuis des années, et elle me ramène à un souvenir très précis : celui d’une révolte née à l’adolescence, quand je commençais à ouvrir les yeux sur les injustices du monde.

Je me revois à 16 ans, au lycée. Encore une enfant, mais déjà avec ce feu en moi, ce sentiment d’injustice qui me brûlait la poitrine. Ce jour-là, on nous avait demandé d’écrire un article sur un sujet qui nous tenait à cœur. Sans hésiter, j’avais choisi le gaspillage alimentaire des grandes surfaces. Parce que je ne comprenais pas. Comment pouvait-on jeter des montagnes de nourriture, les asperger de javel ou de liquide vaisselle, alors que des gens, dehors, mourraient de faim ?

Je me souviens d’avoir écrit cet article le cœur battant, les poings serrés. J’étais en colère, révoltée. Pourquoi ? Pourquoi ces dirigeants, si riches, jettent-ils ces produits juste pour un emballage froissé ou une date légèrement dépassée ? Pourquoi détruire cette nourriture, empêchant quiconque de la récupérer ? Pourquoi personne ne fait rien ? À 16 ans, je me sentais si petite, écrasée par un système si immense qu’il semblait invincible. Mais malgré cette impuissance, je croyais que quelque chose pouvait être fait. Et je savais exactement quoi : il fallait leur parler, leur expliquer que c’était absurde et bête. Dans ma tête, tout cela semblait si simple. Presque évident.

Par ailleurs, cette pratique est désormais interdite, de par la loi Garrot de 2016 qui oblige les enseignes à donner leurs invendus à des associations caritatives.

En écrivant ces lignes aujourd’hui, je souris, parce que je sais que c’est aussi ce que Roméo me dirait. Avec son sérieux d’enfant et sa logique désarmante, il me regarderait droit dans les yeux et dirait : « Mais maman, on a qu’à leur dire d’arrêter et de donner la nourriture aux gens qui en ont besoin, et voilà, comme ça c’est fait. »Cette idée, si évidente pour moi à 16 ans, l’est tout autant pour lui maintenant. Une innocence commune. Une foi en la simplicité des solutions. La naïveté peut-être. Mais il y a dans cette manière de voir les choses, quelque chose d’essentiel : la conviction que tout semblait possible, tout semblait encore réparable.

Cette colère, je la ressens encore aujourd’hui. Elle n’a jamais vraiment disparu. Mais elle refait surface devant des injustices flagrantes. Ces tigres enfermés, ces éléphants enchaînés, ou ce Bouddha construit au mépris des règles et des vies humaines… Ces images réveillent quelque chose en moi, comme un écho de cette adolescente que j’étais à 16 ans. 

Ce qui me trouble davantage, c’est cette inertie collective, ce refus d’agir, cette habitude de détourner le regard, qui est encore trop présente. Un égoïsme devenu presque ordinaire. Et pourtant, je sais que je ne suis pas irréprochable. Qu’il m’arrive de détourner les yeux, de choisir la facilité. Moi aussi, je fais des compromis, sans toujours mesurer l’impact de mes choix. Que je participe d’une manière ou d’une autre, à ce système que je dénonce. Ce n’est pas une excuse, mais une vérité inconfortable à regarder en face, nécessaire pour avancer.

Et aussi, je veux croire qu’il y a encore un espoir. Parce que c’est ce qui reste quand tout semble s’écrouler : cette petite flamme, ce refus de l’indifférence, même quand cela fait mal. Que le fait d’essayer de comprendre, de parler, d’écrire, a une valeur. Parce que c’est une manière de rester éveillée, de refuser l’indifférence. Même si cela semble dérisoire, c’est une manière de résister. Parfois, c’est tout ce qu’on peut faire…

Ce mot, résister, fait immédiatement surgir une image : celle de ma grand-mère. Elle avait 16 ans quand la Seconde Guerre mondiale éclata. Elle me racontait ses histoires de résistance quand nous étions toutes les deux dans la cuisine, en train de manger les crêpes que nous venions de préparer ensemble. Elle avait cet air coquin et malicieux, comme une gamine qui aurait fait une bêtise. Elle mettait ses doigts devant sa bouche en riant doucement, comme si elle voulait atténuer ce qu’elle disait, mais ses yeux pétillaient.

Elle me parlait des petits mots glissés dans ses poches, des colis de nourriture qu’elle transportait en cachette sur son vélo, jetant toujours un coup d’œil par-dessus son épaule. Et puis des trains, qu’elle contribuait à faire dérailler. Moi je l’écoutais, fascinée.

À 16 ans, elle risquait sa vie pour quelque chose de plus grand qu’elle. Pour la liberté. Pour résister. J’étais fascinée par son courage. Mais plus encore, j’étais touchée par son humanité. Elle résistait pour préserver quelque chose de fragile mais essentiel : la solidarité, l’entraide, l’humanité, face à un monde qui tentait de tout broyer.

Je me suis toujours reconnue en elle. Face à mes propres révoltes — contre l’injustice, contre l’égoïsme humain — j’ai toujours aimé penser que je tenais d’elle. Que moi aussi j’avais cette force, ce courage intérieur qui refuse d’accepter l’ordre établi. Sa résistance m’a appris à ne pas détourner les yeux, à ne pas accepter l’inacceptable. C’est en partie là que je me suis construite : en la regardant rire et de vivre, tout en trouvant la force de résister à ce qui était injuste.

Aujourd’hui, ma résistance est différente, moins risquée, moins visible. Je n’ai pas de vélo chargé de colis interdits ni de train à faire dérailler. Mais j’aime penser qu’elle aurait compris. Que résister, aujourd’hui, c’est refuser de détourner les yeux. C’est écrire, éduquer, parler, dénoncer. C’est agir, à son échelle, contre ce qui nous révolte.

Au moment de clôturer ce chapitre, je me rappelle ce que je vous disais dans mon précédant article : si tu forces c’est que ce n’est pas le bon chemin… Est-ce que résister, c’est aussi forcer ? Cette posture que je tiens depuis tant d’années — ce refus, cette opposition, cette tension constante — est-ce une manière d’aller contre le flux naturel de la vie ? Une partie de moi pense que oui. Résister, c’est rester dans la lutte, dans un effort permanent.

Et pourtant, je n’ai pas envie de gommer ce que je viens d’écrire. Ces mots sont moi, bruts, à nu. Ce chapitre est ma vérité à cet instant précis. Parce que, finalement, c’est là que se trouve l’essence de ce voyage, de cette réflexion : accepter que mes contradictions, mes révoltes, mes doutes, tout cela fait partie du chemin. Que peut-être, la paix intérieure ne se trouve pas en renonçant à résister, mais en apprenant à danser avec ses tensions. En accueillant mes luttes comme des étapes qui me mènent, lentement, vers un équilibre.

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